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III

Une pareille constance est rare ; mais aussi beaucoup de pauvres gens ne peuvent, ni rentrer en possession de leur gage, ni même proroger la durée de l’emprunt qu’on leur a consenti, parce qu’ils se sont laissé dépouiller de leur titre de propriété : la « reconnaissance, » ou reçu, à eux délivrée aux guichets officiels. Je ne sais si c’était Musette ou Mimi, ou quelque autre héroïne de Murger, qui, en une de ses heures de détresse chronique, écrivait à son bien-aimé : « Je suis dans une débine affreuse, j’ai mis ma montre « au clou ; » tâche de la dégager ; je t’envoie la reconnaissance, avec la mienne. » — A quoi l’ami, sans scrupule, répondait : « Je suis encore moins fort une que toi-même, j’ai vendu la « reconnaissance ; » c’est moi qui t’en dois. »

Dès cette époque florissait en effet, dans la capitale, le trafic des reconnaissances du mont-de-piété, favorisé par l’écart existant, entre la valeur des objets servant, de garantie au prêt, et la modicité relative de la somme avancée par l’établissement. Les marchands, spéculant sur l’estimation infinie des gages, achetaient aux emprunteurs, pour une somme naturellement très inférieure à celle qu’ils savaient les revendre, ces modestes papiers, derniers vestiges de la possession d’un paletot, d’un matelas ou d’un anneau de mariage, qu’on ne reverrait plus.

Les malandrins actuels savent déposséder encore à meilleur marché la population indigente. Il existe à Paris 450 maisons de « commerce, » dont l’unique fonction est de prêter aux besogneux, à un taux qui varie de 60 à 120 pour 100 par an, — contre dépôt de leur reconnaissance, — un cinquième en plus de la somme que le mont-de-piété leur a déjà avancée. Cette spéculation eut pour inventeur, vers 1879, un Allemand, dont il est inutile de rappeler le nom, qui la pratiqua le premier dans un local de la rue de Buci. Depuis lors, bien que cet ingénieux personnage, traduit devant les tribunaux, ait été condamné et finalement expulsé, on voit quel régiment d’imitateurs ! Leur pullulement a lassé la justice ; elle en traduit à sa barre chaque année une ou deux douzaines, mais il est peu de délits plus difficiles à saisir que l’usure.