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est enveloppé de mondes à l’infini qui le débordent et dont les formes de notre pensée ne sauraient exprimer le contenu, Pascal a entrevu cette idée, quand il a dit que la pensée se lasserait de concevoir plutôt que la nature de fournir. Spinoza, à son tour, a conçu les modes possibles de l’être comme infinis et innombrables, si bien que l’étendue et la pensée, nos deux milieux, ne seraient elles-mêmes que deux de ces manifestations parmi une infinité. Dès lors, la stérilité de notre nature ne serait qu’apparente et, en tout cas, ne serait que la stérilité d’un petit monde, qui, malgré ses constellations, n’est, par rapport à l’océan de l’être, qu’une goutte d’eau et un atome. Le seul refuge de l’espérance, c’est l’idée de l’infinité ! En bornant la fécondité de l’être en limitant cette puissance dont le désir est immanent à l’être, en enfermant l’insaisissable devenir dans les cadres géométriques de périodes toujours semblables, en faisant de la vie un sablier toujours retourné, Nietzsche s’est immobilisé dans l’idée du fini. Lui qui voulait s’élancer au delà même du bien et du mal, que ne s’est-il élancé par delà les mathématiques et la physique, pour affirmer, non pas l’incurable pauvreté, mais l’infinie richesse de la vie ? C’est à ce prix seulement qu’il eût pu éprouver l’ivresse de ceux qui commencent à entrevoir les suprêmes mystères. La résignation au retour perpétuel des choses, à l’eadem sunt omnia semper (auquel il faut ajouter et ubique), n’est que la résignation forcée du stoïcien ou de l’épicurien à l’ordre de la nature. Ce n’est pas la grande et libre révolte de l’esprit contre la nature, ce n’est pas la grande guerre pour le nouveau et pour l’en avant. Nietzsche en est resté au naturalisme païen, sans même arriver à comprendre ni le sens du christianisme, ni le sens de l’idéalisme contemporain. Les élans sublimes de son lyrisme ne réussissent pas à voiler les contradictions et les impuissances de sa pensée philosophique. Penche-toi sur ton propre puits, nous dit-il, pour apercevoir tout au fond les étoiles du grand ciel. » Lui-même, pendant sa vie entière, s’est ainsi penché sur soi, mais le vertige l’a pris, et les étoiles du grand ciel se sont confondues à ses yeux dans une immense nuit.

Alfred Fouillée.