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le bleu limpide des yeux, un menton volontaire sous des traits nobles et tranquilles, le comte Louis d’Andigné de Sainte-Gemmes, chef de chouans sur la rive droite de la Loire, était au début du siècle un personnage prestigieux, déjà légendaire dans les salons de Paris, dans les bureaux de police, dans les prisons d’État de l’Empire français. Fouché désespérait d’en trouver une assez forte pour retenir l’oiseau sorcier qui s’envolait à travers les barreaux de toutes les cages. En 1804, une ordonnance de non-lieu mettait hors de cause les hommes de garde qui l’avaient laissé échapper de la citadelle de Besançon : elle portait cet unique considérant, que « garder un prisonnier comme d’Andigné était chose impossible. » Notre enfance fut bercée avec l’histoire de ces évasions fabuleuses ; elles ont fourni un thème inépuisable aux inventions des romanciers et des dramaturges. Nous en avons enfin le récit authentique, de la main même du héros : récit très simple, exempt de fanfaronnade. Les Mémoires du général sont annotés par M. Edmond Biré : autant dire qu’ils ont le visa d’un ministre de la police rétrospective dans l’Ouest, du patient assembleur de dossiers qui possède le casier historique de chaque Vendéen, de chaque Breton.

Race de géans, ces d’Andigné, faits pour la guerre et l’aventure, inusables à la fatigue et au feu. Ils passaient tous quatre-vingt-dix ans : depuis le grand-père, un colosse célèbre en Anjou par son duel avec M. de Dieusie, qu’il tua dans un cimetière ; depuis le grand-oncle, chasseur forcené, enragé querelleur, qui avait troué seul à travers les Impériaux dans la retraite de Prague et qui bâtonnait ses petits-neveux. Le frère aîné du général, le marquis, acheva son dix-neuvième lustre. Le cadet, d’Andigné Jambe de bois, ayant été fracassé à la bataille d’Aboukir par un boulet qui lui enleva la jambe droite, mourut avant ses frères, à quatre-vingt-neuf ans. Louis, embarqué comme garde-marine dans sa quatorzième année, quitta la mer pour subir, de 1791 à 1815, toutes les misères que racontent ses Mémoires : l’émigration, la rude guerre de la chouannerie, les longues détentions dans ces cachots d’où il s’évadait en se rompant les membres, les persécutions, l’exil sur les routes d’Allemagne. Quand la Restauration lui rendit le repos, après une existence si surmenée et dans l’âge où un autre eût soigné ses rhumatismes, ce jeune homme de cinquante-trois ans épousa par amour une créole qui en avait vingt, Mlle  Onéida de Blacons, née