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on peut marquer les pages, les mesures même où se concentre et, pour ainsi dire, se cristallise la passion d’agir qui possède le héros. A minuit, par une porte de son palais, Faust a vu se glisser quatre ombres. Trois ont bientôt disparu, mais la dernière demeure. D’une voix grêle, le Souci se nomme, et Faust essaye d’abord de le chasser. Mais la voix, loin de se taire, insiste, insinuant le doute et la crainte dans l’âme qu’elle veut troubler. Alors, comme d’un geste et d’un effort sublime, l’âme attaquée se défend et se délivre. A la chétive et perfide voix répond une voix généreuse et débordante, « Ich habe nur begehrt und nur vollbracht. Je n’ai fait, s’écrie Faust, que désirer et accomplir, » et la plénitude de la musique égale ici la plénitude du désir et celle de l’accomplissement du désir. L’homme qui a vécu tout entier, se sentant menacé de moins vivre, appelle en témoignage, et comme à son secours, la réalité de sa vie. L’être intégral, le Dasein, si cher à Gœthe qu’il en faisait un devoir, proteste et se révolte contre la destruction ou seulement la diminution de l’être. Et cela est magnifique, et ce qui suit ne l’est pus moins. Quand le souffle du spectre a brûlé ses yeux, Faust n’accorde qu’un instant à sa souffrance, qu’un regret déchirant à la lumière qu’il a tant aimée et qu’il perd. Aussitôt il se reprend et se surmonte. Aveugle et ne voyant plus qu’au dedans, il y voit des choses plus belles, dont nul dehors ne saurait désormais le distraire ou seulement le faire douter. Son cantique splendide et sans défaillance célèbre une maîtrise, un triomphe assez rare, unique peut-être dans l’œuvre de Schumann : celui de la volonté. Fidèle à la pensée de Gœthe, à celle de Faust, c’est encore et toujours l’être que glorifie ici la musique ; c’est l’être refoulé à l’intérieur, mais qui s’y accroît et s’y épure ; c’est l’activité plus généreuse, plus bienfaisante, étendue à des fins plus vastes, élevée à de plus hauts sommets.

Le suprême épisode (la mort de Faust) égale au moins les deux précédens. Ici encore quelques mesures, les dernières, contiennent, en substance et comme en raccourci le sentiment qui anime toute la scène. « Je veux ouvrir à des millions d’hommes de nouveaux espace ? où ils habiteront dans une libre activité… Oui, je suis voué tout entier à cette pensée, c’est la fin suprême de la sagesse. Celui-là seul mérite la liberté comme la vie, qui sait chaque jour se la conquérir… Que ne puis-je voir une activité semblable, vivre sur un sol libre au sein d’un peuple libre… Non, la trace de mes jours terrestres ne peut se perdre dans la suite des siècles… Dans le pressentiment d’une si grande félicité, je goûte la plus belle heure de ma vie[1]. » Cette

  1. Caro, op. cit.