Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/350

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noue, se développe et se résout sans qu’aucun de ces personnages ait pris corps. On voit Lorenzo revenir d’une expédition victorieuse, en ramenant Sintram prisonnier, et se préparer à repartir presque aussitôt pour une autre campagne. Il retrouve sa femme ; Agnès, qui l’accueille avec une tendresse passionnée, — tendresse que les approches de luge rendent inquiète, exigeante et jalouse. Elle a auprès d’elle une belle jeune fille, nommée Ninon, petite-fille de Marianus et fiancée à Matteo Battista, un jeune patricien de la ville même que Lorenzo se prépare à attaquer. Ninon est marquée par la fatalité : car son père a, par jalousie, empoisonné sa mère et a été pour ce crime condamné et exécuté. Elle aime peu son fiancé : romanesque, coquette, elle s’éprend du guerrier vainqueur qui ne résistera point à la tentation de cueillir en passant cette jolie fleur d’amour. Mais Agnès veille, avertie par Andréas, le frère même de Ninon : un vilain humaniste prêt à tous les rôles, parce qu’il a toutes les basses ambitions. La pauvre femme ne comprend pas que cette passionnette où Ninon met son âme compte à peine pour Lorenzo, tout à ses plans grandioses, qui « sent dans ses bras la force d’embrasser le monde, et dans sa poitrine mille germes qui aspirent à l’air et à la lumière. » En vain, Ninon chante au glorieux capitaine ses plus jolies romances en tachant de retarder d’un pauvre jour le départ imminent :

— J’entends battre ton cœur. Dis-moi, pour qui bat-il donc maintenant ?

— Pour toi !

— Pour moi seule ?

— À cette heure, oui !

— Mais autrement ?

— Ne cherche pas, Ninon, jouis du moment présent, comme moi !… La femme est pour moi une ivresse, une source pétillante de jeunesse qui me lave le cœur et les sens des fatras journaliers ! Sur votre sein, je cherche le renouveau, le rajeunissement jaillissant, le jeu si riche des couleurs de la joie… Dois-je arrêter anxieusement mon regard sur une seule nuance, fût-ce la plus belle, quand tout un arc-en-ciel bariolé s’étend sur le ciel de ma vie ? Les sens charmés, je veux aspirer en moi les rayons, réunir dans cette seule poitrine les mille couleurs changeantes, comme des messages de mondes étrangers, d’étoiles inconnues…

Ninon, simplement éprise, se résignerait à cette polygamie ; mais Agnès ne l’accepte pas. Elle veut humilier sa rivale, qui achève de l’exaspérer en étalant son orgueil d’être aimée. Agnès est un être de passion, que le crime n’arrête pas : elle fait