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empoisonner Ninon par la bohémienne Rodogine. Après quoi, Lorenzo mourra de la main de Battista, et tombera en disant à son meurtrier :

— Vous avez… détruit… un grand empire… Battista !…

L’empire n’existait que virtuellement, dans l’idée de celui qui eût été l’Empereur, dans des plans très vastes, sans doute, mais un peu confus. La vie ou la mort de Lorenzo nous intéresserait, s’il était un César Borgia, un Ludovic le More, si nous pouvions juger du vide que sa disparition a fait dans l’histoire. Mais ce n’est pas le cas. Il n’existe pour nous qu’en tant que héros d’un drame d’amour qui sort de la réalité, par conséquent ne nous émeut point. En cherchant bien, je crois distinguer l’intention de M. Halbe : il a voulu faire, peut-être, le drame abstrait de la jalousie conjugale relevé par la situation des personnages (comme toutes les histoires d’amour le sont dans la tragédie) et par le romantisme des décors. Peut-être aussi, sans voir si loin, a-t-il voulu exercer son imagination dans un temps plus favorable que le nôtre aux belles catastrophes. Quoi qu’il en soit, il n’a pas réussi, parce que ses personnages ne sont que des ombres.

Qu’on lise quelque autre pièce de M. Halbe après celle-ci : on comprendra tout de suite que, plus qu’aucun autre, il a besoin de la réalité. Elle est la condition première de son talent, et, soit qu’il en ait conscience, ou qu’il soit poussé par l’instinct, il s’y rattache par toutes ses qualités. C’est pour cela, sans doute, qu’il se plaît à multiplier les indications précises sur ses personnages, qu’il tache de les voir et de les montrer, qu’il les dessine et les décrit avec soin, en sorte que, même quand il ne réussit pas à leur insuffler la vie, — ce qui arrive, — il leur donne du moins les apparences de la vie. Une fois à la scène, habillés et grimés au mieux des acteurs qui les incarnent, ces personnages n’agissent peut-être pas toujours selon l’idée que nous nous faisons communément du drame. M. Max Halbe va répondre qu’ils agissent selon l’idée qu’il s’en fait, lui, Tailleur ; et sa réponse sera bonne. Cherchons en quoi soir idée diffère de la nôtre.

Nous, — j’entends la plupart des spectateurs, surtout les spectateurs naïfs, que l’esthétique du théâtre préoccupe peu, — nous concevons un drame comme une action, c’est-à-dire comme un conflit ou un enchaînement de faits qui a un commencement, des développemens et une fin, qui excite et soutient l’intérêt par