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de l’effet à produire ; il croit ou affecte de croire, comme Cromwell, auquel Lejean le compare, à sa mission divine. Avant tout, il est un homme de commandement, amoureux d’ordre et d’unité : « L’Abyssinie a bien assez de paladins sans cervelle comme toi, disait-il un jour à un seigneur qui l’avait bravé et qu’il faisait arrêter, et c’est ce qui l’a perdue. Il lui faut aujourd’hui un maître et de l’ordre[1]. » Tout le programme du gouvernement de Théodoros, toute l’espérance aussi de l’Ethiopie, tiennent dans ces derniers mots. Mais pareille œuvre ne s’accomplit pas, surtout avec les moyens violens qui étaient peut-être les seuls efficaces, sans provoquer des haines terribles et sans appeler des vengeances. Exaspéré par la résistance, Théodoros, à la fin de sa vie, perdit toute mesure et provoqua cette intervention des Anglais qui précipita sa chute.

De la période d’anarchie et de guerres civiles qui suivit la mort du tyran, sortit l’autorité de Johannès. Le nouveau Négus, lui aussi, dut lutter, durant toute sa carrière, pour l’ordre à l’intérieur et pour la sécurité des frontières, jusqu’à ce qu’il périt en faisant bravement, contre les derviches, son métier de roi. Le plus puissant de ses vassaux, Ménélik, souverain du Choa, succéda facilement à l’empereur tombé à Métamma. Jadis captif de Théodoros pendant dix ans, Ménélik avait donné, sous Johannès, l’exemple de la rébellion et avait dû faire, une pierre au cou, acte de soumission ; mais il avait, au plus haut degré, le goût de l’autorité et ce bon sens pratique qui est la moitié de l’art de gouverner ; de plus, il descendait authentiquement, par les femmes, de ce premier Ménélik dont il portait le nom, fils lui-même, selon les plus vieilles annales, de Salomon et de la reine de Saba : il se rattachait ainsi à la tradition légitime. Son avènement, en faisant passer la prépondérance du Tigré au Choa, infusait à la monarchie éthiopienne un sang nouveau et un surcroît d’énergie.

Si l’on étudie l’œuvre de Ménélik, on reconnaîtra que l’Ethiopie d’il y a cinquante ans est morte ou se meurt. Le travail de centralisation s’achève. Les dynasties féodales s’éteignent. Les ras ne sont plus des seigneurs féodaux, presque indépendans, et n’accordant au Négus que s’ils le veulent bien le secours de leurs soldats ; ils ne sont guère aujourd’hui que des chefs de

  1. Lejean, p. 212. Voyez encore la Proclamation de Théodoros aux Européens d’Abyssinie. Ibid. p. 187. Comparez aussi p. 74.