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craignait beaucoup un retour offensif des Jacobins, se retranchait au Luxembourg, et avait peur la nuit. Il parlait de sévérités à exercer et jugeait qu’une proscription, une déportation en masse, restait le corollaire obligé de toute journée bien conçue. Fouché, pour dissiper les défiances de ce Consul à son égard et se placer dans ses bonnes grâces, se donna l’air d’acquiescer vivement à l’idée ; Sieyès lui en sut gré, Bonaparte laissa faire. Une liste de proscrits fut immédiatement dressée. Avec une incohérence vraisemblablement volontaire, Fouché y mil pêle-mêle des noms infâmes et des noms glorieux : le hideux Mamin, qui se vantait d’avoir arraché le cœur à la princesse de Lamballe, et le vainqueur de Fleurus, Jourdan, dont les égaremens politiques n’avaient pu abolir les services ; plusieurs députés qui s’étaient signalés à Saint-Cloud par leurs fureurs, d’autres qui n’avaient même point paru à la séance. Les Consuls accueillirent tout en bloc, signèrent un arrêté par lequel ils condamnaient à la déportation en Guyane trente-deux des individus signalés, trente-deux autres dans un lieu extra-continental de la Charente-inférieure, Ré ou Oléron. Comme la plupart des condamnés n’étaient point en état d’arrestation, l’arrêté les obligeait à se livrer, en édictant que, jusqu’à leur arrivée à la Rochelle, lieu d’embarquement, ils seraient dessaisis de l’exercice du droit de propriété, c’est-à-dire que leurs biens seraient mis sous séquestre et leurs familles réduites à la misère. Cette odieuse sanction, cette confiscation conditionnelle, s’inspirait des pires erremens de la procédure révolutionnaire.

Le 26 brumaire, l’arrêté contenant la liste bâclée fut avant toute révision communiqué aux journaux, qui le publièrent. Plus tard, le Moniteur, feuille officieuse, qui restait surtout l’organe de Sieyès, déclarerait que la publication avait eu lieu prématurément et par erreur. Faut-il croire que le rusé Fouché, voulant ménager ses anciens amis tout en ayant l’air de sévir, avait lui-même commis l’indiscrétion, avec l’arrière-pensée de provoquer dans le public un mouvement d’improbation qui rendrait la mesure inexécutable[1] ?

  1. Cette conjecture est d’autant plus vraisemblable qu’en 1815, Fouché, ministre de Louis XVIII, essaya exactement du même procédé pour tempérer les rigueurs de la réaction royaliste. Invité à préparer une liste de proscription contre les hommes compromis pendant les Cent-Jours et ses plus intimes amis, il la fit si scandaleusement étendue que tout le monde se récria, même parmi les autres ministres : « J’incline à croire, dit Pasquier, qu’il voulait rendre la mesure vaine, même ridicule, en la portant au-delà de toutes bornes. » Mémoires du chancelier Pasquier, III, 369.