Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/743

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce mouvement se produisit aussitôt dans l’opinion moyenne. Le public parisien avait eu si souvent le spectacle des proscriptions et des violences, il en était tellement fatigué, débouté, écœuré jusqu’à la nausée, que, tout en exécrant les Jacobins, il n’admettait pas qu’on reprît contre eux leurs procédés. A part les feuilles d’extrême droite, tous les journaux protestèrent. Dans le gouvernement même, les meilleurs esprits s’émurent. Cambacérès, ministre de la Justice, avant de donner force pleinement exécutoire à l’arrêté en l’inscrivant au Bulletin des lois, vint présenter ses observations à Bonaparte. Celui-ci rejeta aussitôt sur ses collègues l’odieux de la mesure ; il n’avait cédé, disait-il, que par pure complaisance. Il fut convenu entre lui et Cambacérès que l’arrêté ne serait pas officiellement promulgué, ce qui le laisserait imparfait et révocable. Ainsi, après avoir souscrit aux rigueurs, Bonaparte en profitait pour se poser maintenant en modérateur de ses collègues, pour esquisser discrètement une politique personnelle, toute d’apaisement, prête à tenir compte des conversions et des repentirs, tendant à les provoquer. Il transformait un instrument de répression eu moyen de ralliement.

Des soumissions individuelles se produisirent. Par lettre à Fouché, Jourdan se déchira prêt à partir pour la Rochelle, tout en rappelant assez dignement ses services. « J’ai six enfans, citoyen ministre, et je suis trop bon père pour leur faire partager les persécutions que j’éprouve. J’ai quelquefois exposé ma vie pour défendre la République, je saurais sacrifier ma liberté à l’existence de ma famille[1]. » Le lendemain matin, il fut mandé dans le cabinet du ministre et s’y rendit assisté de Bernadotte. Fouché lui dit : « Au moment où je reçus hier votre lettre, je la portai à Bonaparte ; après en avoir pris lecture, il s’est exprimé dans les termes suivans : — C’est l’abbé Sieyès qui a fait rendre cet arrêté, et c’est lui et ses affidés qui ont dressé la liste. Je n’approuve pas cette mesure. Si j’avais voulu croire ces peureux, le sang aurait coulé. Dites à Jourdan qu’il peut se retirer où il voudra, et qu’il continuera à jouir de son traitement d’officier général jusqu’à ce que les circonstances me permettent de

  1. Notice de Jourdan sur le 18 brumaire.