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réalisme voulu et conscient, qu’elle était laide, d’une laideur dangereuse et fascinante, et nous serions tentés de lui appliquer le mot bien connu de la fameuse actrice qui disait d’elle-même : « Je ne suis pas belle, je suis pire. »

Ainsi disparait peu à peu, à mesure qu’on examine les faits de tout près, la vague ressemblance du comte de Southampton avec l’adolescent des Sonnets. On ne peut adresser les mêmes objections à William Herbert, comte de Pembroke, dont la candidature, proposée successivement et soutenue par Bright, Boaden, Armitage Brown, de 1817 à 1840, a été reprise, dans ces dernières années, avec des argumens nouveaux, par MM. Thomas Tyler et George Brandes. Ces argumens ont été admirablement résumés dans la Fortnightly Review (décembre 1898) par M. William Archer, le critique dramatique bien connu et les Pembrokistes ne pouvaient faire une plus précieuse recrue, car M. Archer vaut, à lui seul, une armée. Un épicurien de grande race et de fine culture, tel nous semble avoir été Pembroke, en qui finit, ce me semble, l’élégant sensualisme emprunté par la Renaissance anglaise à la Renaissance italienne. Il avait le goût des vers, — au point d’en composer lui-même, — mais il avait aussi la passion des combats de coqs. Clarendon, qui le connut tard, dit avec une nuance de mépris : « Il aimait immodérément les femmes et les aima jusqu’au bout. » Jeune, il eut ses heures d’emportement et de violence : témoin le jour où il dégaina contre lord Grey en présence de la reine. Mais, là où ses jouissances ou son amour-propre n’étaient pas en jeu, il était le plus indolent des hommes et se garda d’entrer dans l’entreprise d’Essex, bien qu’il fût alors en disgrâce et fort lié avec les chefs du complot. Quant à sa beauté physique, elle parait suffisamment démontrée aux Pembrokistes par deux preuves indirectes. Sa mère, Mary Sidney, sœur de sir Philip, était incontestablement une très belle personne : ses portraits ne nous laissent pas de doute à cet égard. Un nous dit que le roi Jacques aimait à cajoler le frère de Pembroke, à cause de sa jolie figure. Ce sont là des présomptions. Nous avons un portrait de Pembroke, mais il a cinquante ans ! Un viveur fatigué : dans le regard et le sourire, un reste de malice sournoise qui se noie dans un commencement d’hébétude. Encore ne suis-je pas bien sûr que je verrais ces choses, si je n’avais pour m’éclairer la phrase de Clarendon.

Dans les premiers sonnets, Shakspeare engage son jeune ami