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comparaisons qui rabaissent encore davantage sa personnalité. L’homme qui s’appelle William Shakspeare n'est que la lourde monture, the dull bearer, de ce cavalier divin qui est le génie de Shakspeare. Il est vrai qu'on peut découvrir deux ou trois passages où il traite ses vers avec dédain ; mais, en vingt autres endroits, il leur promet l'immortalité, et il la promet aussi à tout ce que ses vers auront touché, sans y mettre ni façons ni grimaces, comme si son génie était en lui, mais non pas à lui et comme s'il n'avait aucune raison pour en tirer vanité. Cela nous déconcerte, parce que nous sommes habitués à l'homme de lettres moderne dont la personnalité est souvent plus connue que ses œuvres, auxquelles elle sert de réclame et d'enseigne. Mais il faut songer que la curiosité des contemporains de Shakspeare, sauf dans certains cas exceptionnels, négligeait l’homme pour aller droit au livre.

Qui aurait eu alors l'idée d'écrire la biographie d'un écrivain, à moins qu'il ne fût en même temps un grand personnage et qu'il ne se fût mêlé de guerre ou de politique ? De là ce mélange de fierté et de modestie qui nous surprend. Quand il s'agit de sa personne, Shakspeare est plus que modeste, il est humble ; il parle de son « indignité, » de sa « honte, » il déclare que son ami doit cesser de le voir et le désavouer pour ne pas être souillé de son contact et enveloppé dans sa disgrâce. « Plus tard, quand je ne serai plus, on ne comprendra pas pourquoi tu m'as aimé et l'on rira de tes pleurs. » Ce dégoût de soi-même, cette conscience de son abjection revient à chaque page : elle est la note dominante et comme la saveur particulière des Sonnets. Il n'est qu'un lépreux ou un paria pour parler ainsi.

Sans doute, il faut faire la part de l'exagération poétique, qui, je l'ai déjà indiqué, donne aux sentimens, aussi bien qu'aux hommes et aux objets, des dimensions surnaturelles. Mais, en ramenant les choses à leurs proportions vraies, les Sonnets gardent un fond de tristesse irréductible. D'où provenait cette tristesse ? Le grand poète était-il mécontent des autres ou de lui-même ? Etait-ce le remords d'avoir mal vécu, qui pesait sur lui, ou l'amer sentiment de son infériorité sociale ? Différens passages des Sonnets permettent de conclure dans les deux sens, et il est probable qu'en effet la mélancolie de Shakspeare était due à ces deux causes réunies.

On sait que Shakspeare s'appliqua, dès qu'il put réaliser