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quelques bénéfices, à éteindre les dettes de son père et à faire réenregistrer ses armoiries sur le livre officiel du Blason. Ces armoiries lui tiennent au cœur : elles font revivre, sous la forme d’un rébus héraldique, le fait de guerre oublié auquel il doit son nom (Shake-Spear). Elles font de lui William Shakspeare, gentleman. Dans le parloir de la Sirène ou dans les coulisses du Globe, il rêve au temps où il vivra dans sa maison et sur ses terres. Alors, lui qui a été jadis poursuivi par les gardes-chasse de sir Thomas Lucy, il pourra poursuivre à son tour les braconniers, peut-être les condamner comme Justice of the Peace. Ce serait vraiment un comble, s’il pouvait annexer à son nom les deux initiales J. P., symbole de la respectabilité. Telle est l’ambition bourgeoise qui s’est logée dans le cerveau de Shakspeare et ne l’a jamais quitté. Il sent combien sont décevantes ces passagères amitiés avec les grands seigneurs, et, s’il a fait la folie de s’attacher à l’un d’eux, il sait se reprendre à temps. En attendant l’heure de l’indépendance absolue, auteur et comédien, il a deux métiers, et celui des deux qui obtient le plus de considération est celui qui rapporte le plus d’argent. S’il fait bon marché de quelque chose, c’est de ses drames.

Voilà son sentiment réel ; en voici la traduction poétique :


Hélas ! C’est vrai : j’errai par chaque carrefour,
Jouant publiquement le rôle de paillasse,
Je vendis à vil prix tous mes biens sur la place…


Et, après s’être ainsi accusé, dans le sonnet suivant il s’excuse :


Oh ! pour l’amour de moi, grondez bien la Fortune,
La déesse à qui seule incombent tous mes torts ;
Et qui, si lâchement, sans le moindre remords,
M’oblige à recourir à l’aumône commune.


Comme il exagère la bassesse de sa situation, il transforme ses fautes en crimes. Il fait allusion à un affreux scandale qui l’exclut à jamais, semble-t-il, de la société des honnêtes gens. Or, on pourrait à la rigueur, si l’on accepte une date tardive pour la composition des Sonnets, identifier ce scandale avec la joyeuse aventure dont Shakspeare fut le héros et Burbadge la victime. Certaine bourgeoise de Londres avait, prétend-on, invité à souper, après le spectacle, le célèbre acteur qui déployait un talent si