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choses, ou les êtres, que cette musique manifeste, nous ne sentons pas en quelque sorte l’intermédiaire, le signe, ou les espèces, comme dirait la théologie. La présence réelle nous est à peine voilée. On songe au mot de Gogol, cet autre grand réaliste, dont Moussorgski commença de mettre en musique une comédie, la Marieuse : « J’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé ainsi à Celui qui est la source de la vie. » Moussorgski, pour atteindre au même but, a pris le même chemin. « J’observe, disait-il lui-même, à bout portant. » L’arrangement, l’accommodation ou la soumission à des lois supérieures, à un ordre idéal, tout cela sans doute existe, mais dissimulé, peut-être inconscient, dans un art qui transcrit beaucoup plus qu’il ne transforme ou ne transfigure. La vérité, la nature nous apparaît ici face à face ; elle nous parle sans interprète et de tout près. Elle nous touche au vif, et d’une touche si rude, quelle nous meurtrit et nous blesse, quelquefois jusqu’au sang. Il semble que la grandeur et l’originalité de cet art consiste surtout à réduire, si ce n’est à supprimer l’appareil et l’apparence même de l’art. Que dis-je ? l’art, le talent sont ici des mots dont on ose à peine se servir ; mieux vaudrait ne parler que d’instinct, ou de génie. Comme l’instinct, cela est fort, parfois innocent et pieux ; plus souvent brutal, atroce même. Lui aussi, le svelte officier aux mains blanches, il eut quelque chose d’ « un moujik sur qui serait tombée l’étincelle du génie, et qui aurait été enlevé sur les sommets de l’esprit sans rien laisser en chemin de sa candeur native[1]. »

Peut-être avez-vous admiré l’été dernier, au village russe du Trocadéro, les bois sculptés par les paysans de là-bas. La musique dont je vous parle est belle d’une beauté supérieure mais analogue à la beauté de ces formes, de ces couleurs et de cette substance elle-même. Je sais des lieder de Moussorgski taillés au couteau, des scènes équarries à coups de hache. Quelquefois, dans la forêt sonore, on entend retentir la cognée : c’est le terrible bûcheron qui fait ses coupes sombres. Puis il s’empare des troncs abattus. Il les travaille et les creuse. Il les teinte de vermillon, d’azur et d’or, et, quand les primitives et grandioses figures sortent de ses mains, elles gardent la fraîche odeur du bois, de la matière russe par excellence, et ce parfum de nature

  1. M. de Vogué a parlé ainsi de Tourguénef.