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Struensée et celle du Prophète ne ressemblent guère à ce cabaret. La vie jaillit et déborde ici de partout : de l’avenante et gaillarde chanson de l’hôtelière ; plus encore, plus grossière et plus brutale, de la chanson que hurlent à plein gosier les deux frocards en goguette, et qu’un orchestre en délire accompagne. Il y a quelque chose de sauvage dans la joie de Moussorgski, lorsque par hasard il est joyeux. Sauvages, les deux chansons, féminines et paysannes, dont l’une s’appelle le Hopak et l’autre : Aux Champignons[1]. Toutes deux sont d’amour et de haine à la fois : de haine pour le mari, pour le vieux ; d’amour pour l’autre, peut-être même pour les autres, qui sont jeunes. Et le mélange, ou le contraste, donne une âpre saveur à ces chants. Ici comme dans Boris, comme en toute œuvre de Moussorgski, « la Force s’est révélée ; » une force rebelle à toutes les formules et à toutes les conventions (car il en est d’artistiques et de musicales, comme de sociales et de mondaines). Le Hopak surtout marche, court d’un train qu’on peut bien appeler d’enfer. Mais, autant qu’un chef-d’œuvre de mouvement et de vitesse, c’en est un de carrure et d’aplomb. Le rythme de Moussorgski, souvent admirable de fantaisie, l’est ici de rigueur. C’est un chef-d’œuvre enfin d’ironie et d’impudeur, de verve adultère et cynique. O animal grazioso e benigno, disait Dante à la plus tendre de ses héroïnes. C’est tout autre, bien qu’amoureux aussi, que le musicien du Hopak a compris et chanté l’animal féminin.

Le vrai réaliste « admire tout dans la nature, jusqu’à ses œuvres de rebut[2]. » Ces œuvres-là n’ont pas rebuté le musicien russe. A la plus vile, à la plus chétive misère il a prêté sa voix. « Un mendiant, disait-il un jour, peut bien chanter ma musique. » Il a bercé de cantilènes douloureuses le sommeil du paysan et celui du pauvre. Il a fait navrante ou tragique la plainte de l’innocent ou celle de l’idiot. Un de nos maîtres aussi, le Bizet de l’Arlésienne, a pris pitié d’un innocent, mais tout autre. Vous souvient-il de cet enfant inoffensif, et même bienfaisant, car le sommeil que dort son âme est pour la maison un gage de bonheur. Avec quelle poésie la musique a su rendre le bienfait mélancolique et mystérieux ! C’est un chant sans paroles, très lent et d’une douceur voilée, sur lequel à tout moment

  1. Sept romances et chansons ; version française de M. J. Sergennois (chez Belaieff ; Leipzig, 1898).
  2. Cherbuliez, loc. cit.