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trois ou quatre notes se posent, comme une main caressante sur le petit front obscur. Tel n’est pas l’Innocent de Moussorgski. Il chante, et voici sa chanson :


Belle Savichna, ô mon bel oiseau,
Aime-moi, le laid ! Aime-moi, le las !
Dis, veux-tu m’aimer, moi qui souffre tant,
Belle Savichna, mon Ivanovna !
Ne repousse pas ma prière, dis !
Ne repousse pas ma misère, dis !
Je suis né, vois-tu, pour que tous nos gens
Puissent rire ici, me montrer du doigt.
Ils m’appellent tous Vania sans esprit,
Ils m’appellent tous l’homme du bon Dieu.
On n’honore pas l’homme du bon Dieu ;
Il reçoit souvent de grands coups de pied ;
Mais, au jour de l’an, quand on met sur soi
Les rubans brillans, les rubans si clairs,
On lui donne un pain, à ce pauvre Jean.
Belle Savichna, ma lumière à moi,
Aime-moi, quoique laid, infirme et nu,
Donne-moi ton cœur, à moi qui vais seul,
O ma Savichna, mon Ivanovna ![1]


Cela se chante très vite et sur des basses rudes, en notes égales et tout d’une haleine, sans un temps, fût-ce un demi-temps, de silence. Et déjà cette continuité donne une impression de hâte et de fièvre. Le rythme à cinq temps, qui porte à faux, démanche et détraque la mélodie. D’une mesure à l’autre, la voix passe du majeur au mineur, de la colère et presque de l’injure au désespoir et au sanglot. Elle tombe des plus hautes notes, qui menacent et crient, aux plus basses, qui s’humilient et demandent pardon ; et tout cela met le comble au désordre, au désarroi d’une chanson qui tient de la sérénade et de la complainte, de la prière et de l’invective. La mélodie de Bizet exprimait une disposition générale et très douce. La musique de Moussorgski trahit des états violens et qui se heurtent. Elle représente, au lieu d’une âme obscure, une âme égarée ; le fou plutôt que l’innocent. Un jour, nous le verrons, ce sera l’idiot.

Un autre jour, ce fut l’enfant, et tel que la musique ne l’a jamais représenté. La Chambre d’enfans, recueil de sept petites scènes pour piano et chant, date de l’année 1873. Bizet encore,

  1. Sept romances et chansons, n° 2 ; traduction de Hettange (M. d’Alheim).