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dans le bien comme dans le mal ; c’est une force sous pression, et tout dépend de savoir dans quel sens le chef la dirigera.

Il faut en outre, aux foules criminelles, opposer celles que M. Tarde baptise du nom de « foules d’amour, » et dont il a très justement mis en relief le rôle utile. Non certes qu’il ait grande tendresse de cœur pour la foule empressée autour d’une idole, généralement indigne de cet excès de faveur : « C’est pour Marat surtout qu’elle déploie tout son enthousiasme. L’apothéose de ce monstre, le culte rendu à son « cœur sacré, » exposé au Panthéon, est un éclatant spécimen de la puissance du mutuel aveuglement dont les hommes rassemblés sont capables. » Mais la foule qui se répand par les rues un jour de fête, unie par un même sentiment d’allégresse, par le plaisir de sympathiser, contribue par cela même à créer les liens et la paix sociale. Plus puissant encore est le lien créé par un deuil communément ressenti. Ainsi les hommes prennent conscience de faire partie d’une même nation et d’une même humanité. « Si l’on met en balance, écrit M. Tarde, l’œuvre quotidienne et universelle des foules d’amour avec l’œuvre intermittente et localisée des foules de haine, on devra reconnaître que les premières ont beaucoup plus contribué à tisser ou resserrer les liens sociaux que les secondes à déchirer par endroits ce tissu. » Telle est, au sujet du rôle des foules, la conclusion du sociologue.

Reste pour le moraliste à examiner une série de questions dont il me semble, pour ma part, que l’intérêt aigu ne saurait échapper à personne : ce sont les questions qui touchent à la responsabilité. Je ne veux pas parler de celle de la foule elle-même, prise dans son ensemble et formant par sa réunion une personne morale, attendu qu’elle ne fait pas doute : c’est justement qu’on applique aux foules les dénominations de criminelle ou d’héroïque ; la personne collective est, comme l’autre, responsable de ses actes, justiciable de la loi et de l’opinion, digne d’infamie ou d’admiration. Mais, dans une action collective, que devient la responsabilité individuelle ? Est-elle supprimée, ou, si on ne l’admet pas, dans quelle mesure peut-on accorder qu’elle soit atténuée ?

C’est d’abord à propos du meneur que la question se pose. Toute foule a son meneur : c’est une règle qui n’admet pas d’exception. On parle de soulèvemens spontanés ; mais il faut toujours que quelqu’un ait donné le signal, et, pour obscure qu’elle soit, l’existence d’un ou de plusieurs meneurs n’en est pas moins réelle. Il arrive aussi fréquemment qu’une foule absorbe son meneur ; mais c’est lui d’abord