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mais ceux qui répondent au coup brutal de la nature par un acte de la volonté restent devant la douleur et s’efforcent de la prendre pour eux ; les premiers ont des nerfs, les seconds ont seuls du cœur. Il est donc bien vrai que la pitié active, « tonique » et réconfortante, ne commence qu’avec le sentiment désintéressé d’un idéal de justice devant lequel nous sommes égaux, d’un idéal de bienveillance au sein duquel nous sommes frères. Zarathoustra lui-même admet la « grande pitié, » celle qu’on éprouve volontairement et qu’on s’inflige en quelque sorte à soi-même, mais il n’y voit encore qu’un désir caché de puissance ; que n’y a-t-il vu un désir de justice et d’amour ?

Il a manqué à l’infortuné Nietzsche ce que Socrate appelait la grande science, — celle de l’amour. Nietzsche a d’ailleurs ignoré une moitié de l’humanité, la femme. « Je n’ai pas trouvé chez lui, dit sa sœur, la moindre trace d’une passion amoureuse. Toute son activité était employée aux choses de l’esprit et, pour le reste, il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. Lui-même, plus tard, parut souffrir beaucoup de n’avoir pu éprouver une passion d’amour. » Ce n’est pas seulement son cœur, selon nous, c’est son intelligence qui en souffrit, c’est sa philosophie tout entière, ignorante de l’éternel féminin, qui est aussi l’éternel charme, l’éternelle douceur et l’éternelle bonté. S’il avait aimé, s’il avait été aimé, ce nouveau Moïse ne serait pas descendu de la montagne avec cette table de la loi : « Soyez durs ! »

IV

On a très justement dit qu’on ne peut condamner en bloc les théories de Nietzsche « sous prétexte que des médiocres et des impuissans gonflés de vanité lui empruntent quelques-uns de ses préceptes, arbitrairement détachés de l’ensemble de sa doctrine, pour justifier leurs appétits de jouissance égoïste ou leurs extravagantes prétentions à la grandeur[1]. » Cependant, il faut bien en convenir, les disciples ne détachent pas arbitrairement de l’ensemble un précepte particulier, quand ils rejettent toute croyance au bien et au mal ; car ce rejet est ici le principe même de la doctrine. En outre, comme il n’y a aucun signe auquel un « homme supérieur, » un « surhomme, » puisse se recon-

  1. Lichtenberger, La Philosophie de Nietzsche, Paris, Alcan, 1899.