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la pensée des assassins, environné de gardes, barricadé dans son palais ; enivré de lui-même, fou d’orgueil, déséquilibré ; sa femme endettée, embarrassée de son rang, souhaitant le retour des rois, une bonne place sûre, pour son mari et pour elle ; la famille, tribu besoigneuse, avide, prodigue, les femmes à prendre, les hommes à acheter, dissolus, divisés, jaloux du frère, inquiets du lendemain ; les serviteurs, les familiers trahissant ou prêts à trahir ; la France disposée à acclamer en libérateurs les rois d’Europe qui lui assureront la paix ; une prospérité d’apparence et très menteuse, les finances délabrées, l’armée indisciplinée, rompue par les factions. En résumé, un pouvoir aussi redoutable, tant qu’il est debout, que facile à détruire par la mort du Consul, par la chance d’une bataille, ou tout simplement par l’action de ses vices et les suites de ses excès.


III

L’Angleterre a des partisans à Paris, les uns parce qu’ils l’admirent, les autres parce qu’elle leur est utile, des illusionnés et des intéressés, qui, sans avoir rien de commun, se coudoient dans les salons, à la Bourse, et travaillent au même ouvrage : persuader les Anglais que l’opinion des gens éclairés et des gens d’affaires en France leur est favorable, soutient leurs griefs et désapprouve le Premier Consul. Les illusionnés sont ceux qui révèrent en Angleterre la constitution qu’ils souhaitent à la France, le roi remplacé par quelque Washington, à la mode de Paris : Moreau ou Bernadotte. Se forgeant une Angleterre selon leur fantaisie, leurs goûts, les services qu’ils attendent d’elle, ils lui vouent, au nom de la liberté, le même culte que les « hommes éclairés, » au nom de la philosophie, vouaient naguère au grand Frédéric et à la politique prussienne. A les lire, on croit reconnaître Favier se construisant une Europe pour la plus grande confusion du système autrichien et du traité de 1756. Dans le conflit qui menace de recommencer, plus aigu, entre Paris et Londres, ils donnent tous les torts à Bonaparte, comme, rétrospectivement, à Louis XIV, contre Guillaume d’Orange, restaurateur des libertés anglaises, modérateur de l’Europe, pacificateur du continent. « J’étais, raconte Mme de Staël, chez le ministre d’Angleterre lorsqu’il reçut les conditions de la paix. Il les lut à tous ceux qu’il avait à diner chez lui, et