Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dégradent. En Italie pendant la Renaissance, en Angleterre sous la Restauration, en France sous le Directoire, on a vu l’homme se faire païen,… la cruauté et la sensualité s’étalaient, la société devenait un coupe-gorge et un mauvais heu. Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale… et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social. »

Mais vous rappelez-vous cette autre page du livre des Philosophes classiques, où l’auteur, trente ans auparavant, ne reprochait rien tant à l’éclectisme que d’avoir mis partout de la morale.

« Cette préférence pour la morale a fini par réformer toute la philosophie de M. Cousin… Il a réfuté par une équivoque le scepticisme, doctrine immorale ; réduit la psychologie à l’étude de la raison et de la liberté, seules facultés qui aient rapport à la morale ; défini la liberté et la raison de manière à servir la morale ; prescrit à l’art l’expression de la beauté morale ; institué Dieu comme gardien de la morale et fondé l’immortalité de l’âme comme sanction de la morale. Ainsi accaparé, il a supprimé la philosophie philosophique, laissant entières les objections anciennes, répétant les démonstrations anciennes, effaçant les questions de science, réduisant la science a une machine oratoire d’éducation et de gouvernement. »

Je conviens qu’en apparence il n’y eut jamais contradiction plus flagrante.

Eh bien ! Messieurs, la contradiction ne s’explique pas seulement, mais elle s’évanouit à vrai dire, et il n’y en a plus, si nous avons bien présent à l’esprit le dessein critique de Taine, et je crois que je vous le montrerai tout à l’heure. Si vous ne voyez en Taine qu’un philosophe ou un historien comme un autre, si vous ne voyez dans ses Philosophes français qu’une étude sur l’éclectisme, ou dans ses Origines qu’une histoire ou une philosophie de la Révolution française, oui, je le veux bien, il se contredit. Mais, à travers l’histoire et la philosophie, si ce qu’il poursuit, c’est sa recherche du fondement objectif du jugement critique ; si l’histoire et la philosophie ne lui sont, pour ainsi parler, qu’un champ d’expériences ; et si ce qui l’intéresse en elles, ce n’est pas elles, mais, au même titre que dans une fresque de Michel-Ange ou dans une symphonie de Beethoven, si c’est l’esprit humain dont elles ne sont que des manifestations ; s’il attache infiniment