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Un second signal, une rage des tam-tam, un appel plus impérieux des trompes, auquel répond une clameur humaine, et les muscles se contractent, et les câbles se tendent. — Mais la machine énorme ne bouge pas, enlisée dans la terre grasse, depuis la procession de l’année dernière.

Au commandement d’un chef, on tente une manœuvre mieux combinée, qui sans doute sera décisive. D’autres hommes accourent ; des vieillards, qui paraissent avoir de la neige sur la poitrine, viennent mêler leurs toisons blanches aux toisons noires. Un grand cri s’échappe de la foule, les biceps et les jarrets se raidissent plus furieusement. — Encore rien ! — Et les câbles, comme de longs serpens morts, retombent des mains découragées sur le sol.

Cependant, on sait bien qu’il partira, le char du dieu ; depuis des millénaires, jamais il n’a refusé de partir — sous l’effort d’ancêtres terrestres dont les bras sont retournés à la poussière, et les âmes réincarnées depuis longtemps, ou bien délivrées d’une personnalité illusoire et anéanties en l’âme universelle.

Le char partira. Ils le savent, les vieux prêtres, qui attendent là sans s’émouvoir, les yeux absens, lame déjà presque libérée du corps mortifié. Même les éléphans le savent aussi, qui attendent très paisibles, avec des réflexions insondables pour nous, plein leur cerveau large ; surtout l’aîné d’entre eux le sait bien, lui qui a vu passer trois ou quatre générations de bras sur ces câbles, et connaît la scène depuis cent ans.

Allons ! les leviers, les palans ! Qu’on apporte les leviers ! Et ce sont des troncs d’arbres qui arrivent, sur les épaules d’une équipe de portefaix ; une des extrémités, taillée en biseau, s’engage sous la roue résistante, et dix hommes à califourchon sur l’autre bout, en l’air, se trémoussent comme pour une chevauchée, tandis que par un effort nouveau les palans et les câbles se raidissent ensemble.

Elle a oscillé, la chose monumentale !… Une grande clameur de joie : elle est partie !

Il roule, le char de Vichnou, en déchirant le sol de quatre sillons profonds ! Il roule avec des gémissemens d’essieu, des plaintes de bois pressuré, au fracas des voix humaines et des trompes sacrées. Et c’est un débordement de joie enfantine ; toutes les bouches s’ouvrent, toutes les dents blanches s’écartent pour hurler de triomphe ; tous les bras s’agitent en l’air…