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Et, dans le délire de cette joie-là, on oublie de tirer sur les cordages tendus : le char s’arrête !

Sous la première impulsion de sa masse, il a fait quelque trente pas, et s’enlise à nouveau. Les éléphans, qui, derrière, avaient pris le pas de procession, s’arrêtent aussi, se heurtant les uns les autres, d’une poussée lourde et molle. Et tout est à recommencer.

Mais c’est dans l’ordre ; on recommencera. Et, tandis qu’on ramène les palans, les leviers, des femmes se précipitent, parmi les groupes serrés des prêtres, presque sous les pieds des éléphans inoffensifs, pour baiser pieusement les déchirures toutes fraîches du sol, les ornières creusées par le poids du dieu d’or. Les rayons du soleil à présent sont descendus des sommets du temple jusque sur la foule, pour la revêtir magnifiquement. A tous les bras nus, on voit briller des cercles de métal ; sur des visages de femme, des diamans, des rubis étincellent, piqués par des épingles, aux narines, à la cloison du nez. Et, à travers des mousselines peintes où lamées d’or, très légères, transparaissent des gorges de jeune fille, aussi impeccables que les seins de l’épouse de Shiva, la déesse aux yeux de poisson.

Elle progresse par à-coups, la machine colossale, avec de terribles élans, et puis des arrêts qui n’en finissent plus. Cela durera deux ou trois heures, cette procession, qui est une débauche de mouvement et de force musculaire. Et, derrière le cortège du dieu, on croirait le sol labouré par une bataille de charrues cruelles, ce même sol qui ce matin était comme passé au rouleau, tout enrubanné de dessins blancs et orné de très symétriques fleurs.

Pendant que la procession s’immobilise longuement à un angle du temple, où l’avenue tourne et où il s’agit de faire tourner le char, je remonte, avec mon guide et un brahme, chercher un peu de silence, un peu d’air sur les immenses terrasses, au-dessus du labyrinthe des nefs, des salles aux mille colonnes et des sombres couloirs. Elles sont aussi désertes que ce matin, mais le clair soleil de sept heures me les montre plus caduques, plus déjetées, d’un gris rougeâtre, avec partout des lézardes qui sont comme les rides des ans. On peut encore s’y asseoir, l’heure est assez matinale, le soleil assez bas, ou même délicieusement s’y étendre, sous la protection des tours surhumaines qui y dessinent pour le moment des ombres très longues.