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soixante ans qui se trouvent en France sont prisonniers de guerre.

Paris ne manifesta point. Il y eut seulement quelques murmures dans le peuple des Halles. Les gendarmes faisaient peur ; on n’osait blâmer. Mais on n’approuvait point, et la police dut déployer un zèle extraordinaire pour provoquer quelques apparences de démonstrations favorables. La masse des Français demeurait, par tradition, hostile aux Anglais, les jugeant jaloux et acharnés contre la prospérité de la France ; elle se laissait assez docilement entraîner à la guerre, comme en 1797, après Campo-Formio, pour en finir. Mais, en finirait-on jamais ? Et, pour réduire l’Angleterre à capitulation, n’était-ce pas, comme en 1799 ; la guerre continentale qui allait recommencer ?


VI

A Londres, les passions se débordèrent violemment, belliqueuses, orgueilleuses, intéressées.

Le 16 mai, le roi annonça la rupture ; il déclara l’embargo, les lettres de marque. Ni consternation, ni même inquiétude : c’est une affaire, une immense opération de commerce, à coups de canon, la lutte pour la vie qui se continue en lutte pour la suprématie. Les politiques reprochent au cabinet sa trop longue condescendance : il s’est prêté trop complaisamment au jeu des Français. « C’est un fait acquis, note Malmesbury ; Bonaparte souhaite encore ardemment la paix, il redoute la guerre, et j’ai le pressentiment qu’aujourd’hui encore, 17 mai, à 9 heures du matin, il consentira à toutes nos propositions et que, pour le moment, nous allons ajourner la guerre, remise mais non perdue. » Whitworth arrive ; il raconte que la France n’est pas prête ; elle aurait cédé sur Malte si l’Angleterre y avait mis quelque obligeance. Il témoigne du désarroi où la mort du Premier Consul jetterait la République : le 10 mai, Bonaparte est tombé de sa voiture, on l’a cru en péril ; Lucien a rassemblé ses fidèles, on a délibéré ; ils étaient une cinquantaine ; vingt à vingt-cinq se prononcèrent pour une candidature de Lucien ; dix à douze pour un prince étranger, le reste pour Cambacérès… L’anarchie des factions, l’incapacité des gouvernans, un Directoire très probablement, désiré par les militaires qui se donneraient licence, voilà la perspective du lendemain de cette mort,