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suffirait, à lui seul, pour justifier l’espoir d’une prochaine renaissance du roman allemand.


Que l’auteur, dans le choix de son sujet, se soit inspiré d’un roman de Dickens, c’est ce que personne sans doute ne saurait contester. Il s’en est inspiré comme l’avaient fait, avant lui, son maître Théodore Storm, le fameux Fritz Reuter, Freytag même et Théodore Fontane, sans compter vingt autres romanciers populaires allemands. Et l’occasion est bonne pour rappeler, une fois de plus, quelle influence extraordinaire a exercée, dans toute l’Europe, l’auteur de David Copperfield et de Martin Chuzzlewit. Tandis que ses compatriotes se plaisaient à ne voir en lui qu’un « inimitable » amuseur, la Russie, l’Allemagne, aussi la France, puisaient abondamment à la source de son génie. Lorsqu’on écrira l’histoire du roman en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, le nom de Dickens devra se trouver en tête de chacun des chapitres.

Mais l’œuvre de Dickens est si riche et si variée que les diverses races l’ont comprise et goûtée pour des raisons différentes. Aux yeux du public russe, par exemple, Dickens est surtout le créateur de la petite Nell, le poète des « humiliés » et des « offensés : » c’est par là, surtout qu’il a été le maître de Dostoïevsky comme du comte Tolstoï ; et il y aurait à faire une étude bien curieuse de la manière dont l’esprit profondément chrétien de Dickens a agi sur les tempéramens opposés de ces deux écrivains. En France, Dickens nous a enseigné un réalisme minutieux et vivant ; et les conteurs anglais, pour « inimitable » que leur soit tout de suite apparu son humour, s’épuisent aujourd’hui encore à vouloir l’imiter. Mais c’est en Allemagne, peut-être, que son influence s’est fait sentir le plus directement. Et cependant je crois bien qu’elle y a été moins profonde qu’ailleurs, tout en étant plus apparente : car elle y a porté, de préférence, sur les élémens extérieurs du récit, le développement de l’intrigue, l’enchevêtrement des épisodes, l’invention des caractères et leur mise en relief. Dans l’œuvre de Dickens, les romanciers allemands semblent avoir vu, avant toute autre chose, des types et des modèles de compositions romanesques. De telle sorte que, au premier abord, les récits de Fritz Reuter ou de Théodore Storm font l’effet d’être des adaptations allemandes de romans de Dickens. On y retrouve parfois des sujets tout semblables ; et toujours on y retrouve la même façon de concevoir le roman comme une longue « chronique » familiale, déployant sous les yeux du lecteur le cours entier d’une vie humaine, avec l’interminable