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succession de ses péripéties. Ce qu’il y a certainement de plus faible, chez Dickens, à notre point de vue français, ce qui d’ailleurs n’était encore chez lui qu’un reste de l’ancien roman picaresque des Fielding et des Smollett, c’est cela qui s’est trouvé convenir le mieux aux habitudes littéraires allemandes. Ainsi M. Frenssen, s’étant proposé de nous décrire les mœurs et les sentimens d’un coin de l’Allemagne qu’il connaît à merveille, a simplement demandé à Dickens de lui fournir un cadre assez large et assez solide pour que la peinture qu’il voulait nous offrir pût y tenir bien à l’aise. David Copperfield n’a vraiment été pour lui qu’un cadre, l’enveloppe extérieure de son œuvre personnelle. Et si, parfois, nous avons l’impression que l’imitation de son modèle anglais l’a un peu desservi, par exemple lorsqu’elle l’a conduit à imaginer l’épisode, inutilement larmoyant, du départ du vieux Thiessen à la recherche de sa nièce Elsbe, souvent, au contraire, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer l’heureux effet d’une imitation qui lui a permis de développer à loisir, devant nous, sa très réelle originalité de poète et de peintre. Tout compte fait, son Jœrn Uhl diffère davantage de David Copperfield que n’en différait le Petit Chose d’Alphonse Daudet. L’histoire a beau y être la même que dans le roman anglais : l’histoire n’y tient pas assez de place pour que nous songions à nous en offenser ; et, sous l’histoire, ce sont bien des caractères allemands, c’est la vie allemande dans ce qu’elle a de plus intime et de plus profond, que M. Gustave Frenssen s’est constamment efforcé de nous représenter.


Jœrn Uhl est, en premier lieu, un roman rustique. Son action a pour théâtre un village du Schleswig ; et jamais l’existence d’un village n’a été décrite plus minutieusement, ni plus fidèlement, ni avec un plus heureux mélange de scrupuleux réalisme et d’émotion poétique. A travers les cinq cent vingt pages du livre, nous apprenons à en connaître non seulement tous les habitans, le pasteur et le maître d’école, les aubergistes et les filles de ferme ; mais il n’y a pas jusqu’aux bêtes, jusqu’aux arbres des jardins, et jusqu’à la boue des routes, dont l’auteur ne parvienne à évoquer devant nous une image à la fois vivante et typique. Il a lui-même, évidemment, l’âme si remplie de ces visions de son pays natal, que chaque mot qu’il nous en dit s’impose tout de suite à notre attention, et trouve, par surcroît, le chemin de notre cœur. Nous prenons plaisir à assister avec lui aux semailles et à la moisson ; nous le suivons volontiers chez les voisins, chez lesquels, sous prétexte d’y conduire son héros, il va écouter de