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apparut sur le seuil de l’étable, et puis, posément, s’avança vers les femmes et les vaches. Ce fut un vrai bonheur que Lena Tarn, qui toujours pensait à tout, eût songé à emporter le trépied de bois sur lequel elle s’asseyait pour traire les vaches. Se dressant en face du taureau, les yeux brillans, et brandissant contre lui le trépied de bois dur, elle lui cria : « Arrête-toi, vaurien ! » Mais le taureau rouge continua à s’approcher posément, et à chacun de ses pas on devinait la sécurité, la force et la résistance. Alors Lena jeta un regard rapide et irrité vers les hommes, qui se tenaient sur les marches de l’escalier, avec leurs fouets en main ; et puis elle leva son banc et l’agita si énergiquement devant les yeux du taureau que celui-ci eut peur, et fit un mouvement de côté : ainsi les hommes n’eurent point de peine à s’en emparer. Mais Lena Tarn, vingt fuis durant le cours de l’après-midi, sentit qu’une rougeur lui montait aux joues : car elle se rappelait la façon hardie dont le jeune fermier l’avait dévisagée. Et elle en éprouvait, secrètement, à la fois du plaisir et de l’inquiétude.

Enfin sortirent les veaux, plus d’une vingtaine. Six d’entre eux, qui étaient nés dans l’étable, et ignoraient encore absolument ce qu’étaient l’eau, l’air, ou la terre, firent mine, d’abord, de vouloir s’envoler : car ils s’élancèrent en des bonds très hauts, les quatre pattes levées, et parurent tout à fait abasourdis de se retrouver de nouveau sur le sol. Pendant tout un temps, ensuite, ils refusèrent de bouger ; et puis deux d’entre eux aperçurent la mare, non loin de là, et s’y jetèrent de toute leur force. L’enfant qui avait à les conduire n’eut pas assez de temps, sans doute, pour réfléchir à la question de savoir s’il devait faire cause commune avec eux ou séparer sa cause de la leur. A peine furent-ils dans l’eau qu’il les y suivit. Et maintenant ils étaient là tous les trois, plongés dans l’eau noire jusqu’au cou, tous les trois muets de stupeur, et sans un mouvement.

Cependant tout finit par rentrer dans l’ordre. Les veaux, à leur tour, prirent le chemin de la prairie ; et de nouveau le silence se répandit dans la cour de la ferme.


C’est ce jour-là que, pour la première fois, le désir de Lena s’éveille dans le cœur de Jœrn Uhl. Car si tout le roman de M. Frenssen abonde en tableaux du genre de celui que je viens de citer, on se tromperait à prendre ces tableaux pour de simples hors-d’œuvre, sans autre objet que de nous faire connaître la vie journalière d’un village allemand. Tout se tient si étroitement dans cette vie, le long usage des générations y a créé un lien si fort entre les hommes et les choses, qu’il n’y a pas un seul fait de l’ordre matériel qui ne produise aussitôt son contrecoup sur les âmes. Et lame de Jœrn Uhl, en particulier, nous apparaît comme se constituant peu à peu, sous l’effet de mille circonstances extérieures, jusqu’à ce qu’enfin elle acquière une pleine conscience d’elle-même, et s’avance résolument à la poursuite de la part de bonheur qui lui est destinée.

La formation lente et continue de l’âme du jeune homme : tel est