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le véritable sujet du roman de M. Frenssen. Au contraire de Dickens, qui ne nous a guère montré que les dehors de David Copperfield, c’est la personne tout entière de son héros que le romancier allemand s’efforce de nous révéler, avec ses sensations et ses pensées, avec l’alternance ininterrompue de ses rêves et de ses actions. Et nulle part peut-être son talent n’est aussi à l’aise que dans son analyse des méditations religieuses et morales de Jœrn Uhl, telles que les produit involontairement en lui la pratique de la vie. Mais, au reste, ici encore, un exemple vaudra mieux que tous les commentaires.


Jœrn Uhl, lui-même encore presque un enfant, a sauvé un enfant sur qui s’étaient jetés des chiens de chasse affamés et furieux.

Le dimanche suivant, Jœrn se rendit à l’église, par le sentier des champs, et rencontra en chemin les enfans de Kamp. En l’apercevant, les deux garçons s’écartèrent du sentier, et, debout dans l’herbe, le laissèrent passer. Mais la petite fille qu’il avait sauvée glissa doucement sa main dans la sienne, et, marchant à demi sur les pierres à demi sur l’herbe, elle trotta près de lui jusqu’à la porte de l’église, sans lui dire un seul mot. Puis Jœrn entra dans l’église, et écouta le sermon, qui avait pour sujet la beauté de la foi.

Lorsqu’il sortit, après l’office, le vieux tailleur Rose l’appela et le rejoignit. Il parla un peu du temps, puis se tut de nouveau, et commença à promener ses doigts, ses longs et minces doigts de tailleur, sur la poitrine de son compagnon. — Il faudra que tu m’apportes cette veste, Jœrn ! dit-il. Le chien l’a toute déchirée : j’aurai à te la recoudre. Oh ! n’aie pas peur, ça ne te coûtera rien !… Mais qu’est-ce donc que je voulais encore te dire ? Ce n’était pas de ta veste que je voulais le parler, Jœrn, mais du cœur qui est dessous, et qui doit appartenir à Dieu !

Jœrn Uhl se sentait gêné. Quelle singulière idée, pour un vieux tailleur, de parler de ces clioses-là ? Parler du cœur et de Dieu, c’était l’affaire du pasteur, quand il était dans sa chaire !

— J’ai simplement voulu secourir les petits ! dit-il. J’étais exaspéré contre ces maudits chiens.

—Tout ce que tu fais, tu dois le faire pour Dieu, pour le service de Dieu !

Cela encore parut étrange à Jœrn Uhl.

— Hé ! dit-il, en quoi cela peut-il importer, que je fasse une chose avec ou sans Dieu ?

— Cela importe beaucoup, Jœrn ! Réfléchis un moment ! Si tu fais le bien de ton propre gré, tu en seras fier, tu te figureras que tu es un personnage, tu deviendras un vaniteux et peut-être un sot. Et puis ce que tu feras ne sera pas toujours bon : il t’arrivera de te tromper, et de prendre le mal pour le bien. Tandis que, si tu te places du côté de Dieu, et que tu fasses tout au nom de Dieu, alors tu resteras toujours humble, tu riras, tu te réjouiras, tu