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a racontée. Un tribun du peuple, Octavius Sagitta, était l’amant d’une femme mariée, qui s’appelait Pontia. Il l’avait décidée à se séparer de son mari et lui avait fait promettre de l’épouser ; mais, une fois libre, Pontia hésitait, par l’espérance d’un mariage plus riche, et même elle finit par reprendre sa parole. « Octavius désespéré se plaint, menace, invoque sa réputation perdue, sa fortune épuisée. Toujours repoussé, il demande pour consolation une dernière nuit dont les douceurs lui rendront l’empire sur ses sens. La nuit est fixée, Octavius y vient avec un fer sous sa toge. On sait tout ce qu’inspirent la colère et l’amour, querelles, prières, reproches, raccommodement ; le plaisir eut aussi dans les ténèbres ses momens privilégiés. Tout à coup, saisi d’une fureur à laquelle Pontia ne s’attendait pas, Octavius la perce de son poignard. La suivante de Pontia accourt, il l’écarte d’un second coup, et s’élance hors de la chambre[1]. » Sagitta ne fut pas poursuivi tout de suite : il était magistrat et inviolable ; mais à sa sortie de charge, le Sénat le condamna à l’exil. On pense bien que l’affaire était très discutée à Rome, que les uns y prenaient parti pour l’assassin, les autres pour la victime. Le jeune Lucain, qui n’avait pas encore vingt ans, mais qui était déjà célèbre et qui ne manquait aucune occasion d’éveiller sur lui l’attention publique, traita, dans quelque auditorium, ce sujet qui passionnait Rome, et, pour se faire des partisans des deux côtés, il plaida successivement le pour et le contre.

Mais il n’était pas possible que l’école, en quête de sujets de déclamation, se contentât de reprendre les causes réelles. Les grands procès, comme ceux de Milon et de Sagitta, les procès dramatiques qui excitent la curiosité générale, ne sont pas communs. Ce qui est l’ordinaire devant les tribunaux, ce sont les discussions juridiques à propos d’intérêts privés et souvent mesquins, les affaires de vente, de propriété, d’héritage, etc. On ne pouvait guère espérer que l’imagination des jeunes gens s’enflammerait pour ce qu’on appelait dédaigneusement des causes de gouttière et de mur mitoyen. Il fallait leur trouver autre chose, et, puisque la réalité ne le fournissait pas, on était bien forcé de l’inventer. L’invention est rendue plus facile par les libertés qu’on laisse à l’inventeur ; on a grand soin de ne lui imposer aucune gêne. Une affaire civile suppose toujours une loi que le

  1. On peut voir toute l’affaire dans Tacite, Ann., XIII, 44.