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malheur a de pénible. Il avait préparé sa démission : que ne l’a-t-il donnée un peu plus tôt ? « Il est vrai, a-t-il dit, que j’ai tardé trop à la remettre. J’étais indécis. Je croyais que mon régiment, qui avait marché trois fois, ne devait plus marcher. Tous les officiers me comprendront. Il est dur de briser sa carrière pour un événement problématique. » Cela est dur, en effet, et les hésitations sont naturelles. On éprouve une tristesse profonde à voir mettre ainsi hors de l’armée des officiers qu’il fallait punir sans doute, mais qui emportent avec eux la sympathie et l’estime des juges mêmes qui ne peuvent pas faire autrement que de les condamner. Ceux-ci se sont empressés d’adresser un recours en grâce à M. le Président de la République, et ils étaient d’autant plus en droit de le faire qu’après avoir accordé des circonstances atténuantes au commandant Le Roy Ladurie, ils avaient dû néanmoins lui appliquer intégralement une peine qui n’admet pas de diminution. Le vœu qu’ils ont émis sera-t-il entendu et exaucé ? Cela est peu probable après l’acte sans précédent, l’acte inqualifiable que M. le ministre de la Guerre vient d’accomplir en mettant le général Frater en disponibilité. Que reproche-t-on au général Frater ? Est-ce sa déposition dans l’affaire Saint-Rémy ? Est-ce autre chose ? Si c’est autre chose, il aurait fallu le dire et ne pas laisser la conscience publique se demander, avec une émotion indignée, si désormais les témoignages seront encore libres devant les tribunaux militaires. De toutes les violences commises par le Ministère, celle-ci est la plus grave : elle aura dans l’armée un retentissement dont il est impossible de mesurer l’étendue.

Comment ne pas protester contre ces atteintes successives, et toujours renouvelées, à ce qu’on a considéré jusqu’ici comme le plus sacré ? Le commandant Le Roy Ladurie a commis une faute, et on peut lui refuser toute indulgence : qui sait toutefois si ceux qui la lui refusent maintenant n’en auront pas besoin un jour pour eux-mêmes ? Mais quelle faute a commise le général Frater, et comment justifier, ou excuser une mesure qui frappe du même coup un témoin dans son indépendance et un soldat dans sa loyauté ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE