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« clabaudeur, » jacobin, déjeunant trop souvent chez Moreau !… Il poussa droit à lui :

— Eh bien ! général, êtes-vous satisfait ?… Une belle cérémonie, n’est-ce pas ?

— Dites plutôt : une belle capucinade !… Nous changeons nos dragonnes en chapelets !… Il manquait à votre fête ces milliers d’hommes qui sont tombés pour abolir les pasquinades et détruire la superstition !


Le lendemain, la police apprenait que Moreau ne s’était pas rendu à Notre-Dame. On l’avait aperçu dans le jardin des Tuileries, se promenant sous les fenêtres du Château. Le général était en habits bourgeois, vêtu d’un frac marron, à boutons de métal ; même il semblait vouloir être bien remarqué.

C’était comme un défi que Moreau, son rival, venait de jeter à Bonaparte[1].


II. — L’ARMEE DE L’OUEST EN L’AN X

Trois semaines après l’ovation magnifique et cette vivante apothéose, le Sénat conservateur étendait à vingt années la durée du pouvoir décennal qu’exerçait Bonaparte. Un pareil vote, au dire du sénatus-consulte, était un témoignage de reconnaissance et d’admiration pour « le magistrat suprême qui, après avoir conduit tant de fois les légions républicaines à la victoire, triomphé en Europe, en Afrique, en Asie, et rempli le monde de sa renommée, a préservé la France des horreurs de l’anarchie, brisé la faulx révolutionnaire,… éteint les discordes civiles,… hâté le progrès des lumières, et consolé l’humanité ! » Mais l’étonnante emphase du servile dithyrambe recelait, en ses conclusions, un acte de méfiance. Le « pacificateur du continent et des mers, » s’était flatté d’obtenir du Sénat une dictature à vie ; la sournoise opposition des Lanjuinais et des Garât n’avait eu garde de le comprendre : elle ne lui accordait qu’un pouvoir temporaire. Bonaparte, alors, s’était adressé à la Nation, — bien certain d’en être entendu. Le lundi 20 floréal (10 mai), le Conseil d’Etat, dans une séance demeurée mémorable, avait donc rédigé les termes de cet appel :

  1. La lettre convoquant Moreau, et l’invitant au déjeuner offert par le ministre Berthier, existe encore dans les Archives de la Guerre.