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Leur matériel est-il moins bon ? L’usure et le renouvellement des trois chevaux et des deux voitures, ouverte et fermée, qui constituent « le fiacre, » leur coûtent-ils moins des 5 fr. 80 par jour que consacrent à cet objet les grosses compagnies ? Chez le patron-ouvrier, l’intérêt du capital se confond souvent avec le salaire du travail : or, la plupart des simples cochers estiment avoir perdu leur journée quand elle n’atteint pas 10 francs.

Mais le métier est dur ; il faut être dehors pendant 14 ou 15 heures par jour, et la nourriture, chez le traiteur, est onéreuse, pour ces gastronomes fort recherchés en général dans leur ordinaire. — « Quand vous verrez un restaurant où sont attablés des cochers de fiacre, m’a dit l’un d’eux, entrez-y avec confiance, vous êtes sûr de bien dîner. » Corporation singulière ; âpre au gain et portée au coulage, rude d’allures et souple par nécessité, jalouse de son indépendance et changeant dix fois par jour de maître et de besogne ; au pas dans les avenues du Bois, au galop pour ne pas manquer le train, figée sous la pluie nocturne devant une façade illuminée. Témoin involontaire de tant de choses, en marge de tant de deuils et de tant de fêtes, comment le cocher ne serait-il pas souvent de mauvaise humeur ?

Sa mauvaise humeur s’est un jour manifestée de façon tragique en la personne du sanguinaire Collignon. Contraint par la Préfecture de police, sur la plainte d’un client, à rapporter à celui-ci la petite somme qu’il s’était indûment fait payer en plus du tarif, Collignon se rendit chez son « bourgeois, » l’argent dans une main et, dans l’autre, un revolver chargé de six coups, qu’il déchargea successivement sur le plaignant, sa femme, ses deux enfans et sa bonne, qui tous furent mortellement atteints.

Ce quintuple assassinat valut à la mémoire sinistre de « Collignon » une horreur demi -séculaire ; son nom demeura l’ultime injure qui pût être adressée à un fiacre. Dans le monde des cochers, Collignon ne fut pas jugé aussi sévèrement. La leçon donnée par lui avait imprimé aux voyageurs une terreur salutaire. — « Voyez-vous, monsieur, disait, en hochant la tête, un confrère indulgent qui avait connu le héros de ce drame, l’affaire est assez obscure : il y a eu des torts des deux côtés ! »

Dans la correspondance du directeur de la Compagnie des Petites voitures se trouvent chaque jour nombre de lettres de doléances, où des personnes délicates, de l’un et l’autre sexe,