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indirectement des boutures du premier Salix Babylonica introduit dans nos pays. Ne peut-on pas prétendre qu’ils sont les frag-mens, permanens, de cet unique et même saule ?

Ces exemples, aussi bien que ceux que fournit aux zoologistes la considération des polypiers qui ont produit par leur lente croissance les récifs ou atolls des mers de la Polynésie, ne prouvent pourtant pas la pérennité des êtres vivans. L’argument est sans valeur, car il est fondé sur une confusion. Il équivoque sur la difficulté que les naturalistes éprouvent à définir l’individu. Le chêne, le polypier ne sont pas des individus simples, mais des associations d’individus ; ou, suivant l’expression de Hegel, des nations dont nous observons les générations successives. Nous faisons de cette succession de générations une existence unique, et notre raisonnement revient à conférer à chaque citoyen actuel de ce corps social l’antiquité qui appartient à son ensemble.

Quant à la destruction, à la mort de cet individu social, de cet arbre centenaire, il semble, effectivement, que rien n’en fasse une nécessité naturelle. On trouve la raison suffisante de sa fin habituelle dans la répercussion sur l’individu de circonstances extérieures et contingentes. La cause de la mort d’un arbre, d’un chêne plusieurs fois centenaire, réside dans les conditions ambiantes et non point dans quelque condition interne. Le froid et la chaleur, l’humidité et la sécheresse, le poids de la neige, l’action mécanique de la pluie, de la grêle, des vents déchaînés et de la foudre ; les ravages des insectes et des parasites : voilà les véritables artisans de sa ruine. De plus, les rameaux nouveaux, poussés chaque année, accroissant la charge du tronc, aggravent la pression des parties et rendent plus difficile le mouvement de la sève. Sans ces obstacles, étrangers, pour ainsi dire, à l’être végétal lui-même, celui-ci pourrait continuer indéfiniment à fleurir, à fructifier et à pousser, au retour de chaque printemps, de nouveaux bourgeons.

Dans cet exemple, comme dans tous les autres, il faut savoir quelle est la nature des êtres que nous voyons durer et braver les siècles ; est-ce l’individu, est-ce l’espèce ? Est-ce un être vivant proprement dit, ayant son unité et son individualité, ou est-ce une série de générations qui se succèdent dans le temps et s’étendent dans l’espace ? En un mot, la question est de savoir si nous avons affaire à un arbre vrai ou à un arbre généalogique.