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XIV. — AUTRE MATIN

Matins de Bénarès, matins frais et de rosée ; ici, matins d’hiver, mais qui ressemblent à ceux des beaux temps d’octobre dans notre Midi français.

Comme à l’aube de chaque jour, quand je me rends au fleuve, du lointain faubourg que j’habite, je rencontre sur le chemin tous les petits marchands de la campagne qui se hâtent vers la ville, enveloppés jusqu’aux yeux dans des mousselines ou des cachemires, autant que s’il faisait grand froid ; ils portent aux épaules, au bout de bâtons, des jattes de crème, des corbeilles de gâteaux de riz, mais surtout des fleurs, des mannes remplies de fleurs, — toujours ces mêmes guirlandes de jasmin, ces mêmes guirlandes d’œillets jaunes, que l’on jettera au vieux Gange, vers qui toute la vie du matin est concentrée.

En haut des grands escaliers de granit, avant de descendre au fleuve, je m’arrête chez un fakir, qui est venu se fixer là, il y a une trentaine d’années, dans un vieux kiosque sacré, et qui nuit et jour y entretient un feu allumé sur le sol, à cette même place, depuis mille ans. C’est un vieillard qui n’a plus de chair et qui est nu sous une couche de cendre, avec de longs cheveux noués au sommet de la tête en chignon de femme. Il me jette au cou un collier de jasmin, me regarde une seconde avec ses yeux d’halluciné très doux, et puis retourne à son rêve, après m’avoir fait signe du bras : « Assieds-toi, si tu veux, et contemple. » Entre les colonnes archaïques de son logis toujours ouvert, la vue plonge de haut sur le Gange, et sur l’immense plaine de l’autre rive, la plaine déserte et encore enveloppée de vapeurs nocturnes, au fond de laquelle surgit lentement l’enchanteur, l’astre Sourya, le soleil ! Et, dans un kiosque voisin, qui, lui aussi, domine et surplombe, on sonne en ce moment la grande aubade séculaire pour le fleuve et pour tous les dieux de Bénarès ; de longues trompes, que l’on voit sortir entre les colonnes et qui se tournent vers le levant, beuglent comme des monstres aux abois, et des tamtams, à l’intérieur, les accompagnent d’un fracas énorme et sourd.

Je descends au fleuve, comme je fais chaque matin, et comme c’est l’usage à Bénarès ; ma barque habituelle est là qui m’attend.