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elle fut livrée avec son équipage, ses passagers et sa cargaison à un corsaire de Salé, le 16 septembre 1670. Son capitaine, Isaac Beliart, de Dieppe, « avait, raconte Mouette, pris de grandes assurances pour son vaisseau, en sorte qu’il se faisait riche par sa perte. » Une exception à signaler dans cet écumage des mers par les pirates barbaresques est celle dont jouissaient les bâtimens ayant à bord des religieux, Trinitaires ou Mercédaires, allant en rédemption et porteurs de sommes destinées aux rachats de captifs : ordre était donné aux raïs de les respecter, et les missionnaires recevaient, avant de s’embarquer, des sauf-conduits envoyés par les divans d’Alger et de Salé, voire par le sultan du Maroc. La raison de ce privilège ne doit pas être cherchée dans un sentiment de pitié pour le dévouement héroïque des « rédempteurs, » mais dans la propre cupidité des corsaires qui avaient intérêt à ne pas tarir la source du principal bénéfice de la course, celui que procurait la rançon des esclaves chrétiens.


VI

Il est difficile de se faire aujourd’hui une idée même approchée de la terreur inspirée par les corsaires barbaresques, et surtout par ceux de Salé, les plus redoutés sur les mers. Tous les autres périls de la navigation disparaissaient devant « ces épouvantails qui glaçaient d’effroi les marins les plus intrépides. » La perspective de l’esclavage, « plus horrible que celle de la mort, » justifiait en partie ces alarmes auxquelles se mêlait une frayeur superstitieuse, car plus d’un parmi les marins tenait les Barbaresques pour des êtres diaboliques ou tout au moins pour des sorciers et des enchanteurs. Les crédules populations de la mer acceptaient les légendes les plus invraisemblables qui circulaient sur les artifices et les maléfices de ces Turcs dont les prières passaient pour des incantations. Le chroniqueur du « Victorial » raconte qu’il fut témoin sur les côtes d’Espagne de ce fait extraordinaire : « C’est que, lorsque les galères longeaient la côte en ramant à deux milles environ de Malaga, la mer étant calme, le ciel serein, le soleil au Sud-Ouest, le mois de mai en son milieu, il s’éleva tout à coup un brouillard très épais qui, venant du côté de la ville, enveloppa les galères d’une obscurité telle que, de l’une à l’autre, on ne se voyait plus, quoiqu’elles fussent très rapprochées. Et quelques marins qui avaient été déjà témoins de