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c’est pourquoi il était tout à fait vain d’en appeler au public, dans la querelle qui vient de se rouvrir, et qui, depuis plus de cinquante ans, divise les physiologistes. Le public est simpliste et utilitaire. Il n’a, au fond, qu’une préoccupation, comme les enfans : Est-ce bon ? Est-ce mauvais ? Il oublie la fable d’Ésope, — et que toute chose, comme la langue, peut être bonne ou mauvaise, suivant l’usage qu’on en fait, suivant la dose, la mesure et les circonstances de son emploi.

L’alcool est-il bon ou mauvais, utile ou nuisible ? Voilà ce qu’il veut savoir.

Lorsque M. Duclaux, commentant les expériences de l’Américain Atwater, déclare que l’alcool est un aliment, le public pense aux alimens qu’il connaît et il comprend qu’une ration d’alcool remplit le même office qu’une ration de pain ou de viande. — Lorsque les médecins le prémunissent contre l’emploi des spiritueux en lui disant que ce sont des poisons, le public prend un terme de comparaison dans les poisons qui lui sont connus, et il conclut que l’alcool doit être quelque chose comme l’arsenic. Mais comme les deux assertions, ainsi interprétées, sont manifestement contradictoires, le lecteur ne sait plus auquel entendre du physiologiste ou du médecin : il les suspecte l’un et l’autre. En quoi il a tort, car l’un et l’autre méritent confiance. Leurs affirmations peuvent être également vraies, dans les limites et sous les conditions qui conviennent. Leur vérité est relative à des circonstances qui, malheureusement, sont sous-entendues parce qu’elles sont mal précisées et mal connues. L’alcool, en fait, est une sorte de Maître Jacques qui peut remplir des offices très différens : il peut être tour à tour, ou même à la fois médicament, poison, excitant, aliment. Contrairement à l’opinion défendue par M. Duclaux, nous pensons que, de ces quatre rôles, c’est celui d’aliment qui est le moins bien tenu.

Il ne faut pas nous étonner de cette multiplicité de rôles quelquefois contraires, joués par une même substance. Ce n’est pas une exception en physiologie ; c’est la règle. Claude Bernard l’a formulée sous le nom un peu spécial et rébarbatif de « loi de l’excitation préparalytique. » Il avait remarqué que la plupart des substances ou poisons qui paralysent le système nerveux commencent par l’exciter. L’organisme est, à cet égard, comme un feu de coke incandescent qu’une masse d’eau projetée finit par éteindre, tandis que les premières gouttes l’avivent. Les