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volées ; bref, l’œuvre entreprise à si grands frais est aujourd’hui à moitié détruite, avant d’avoir été achevée.

Cette digression était nécessaire pour faire comprendre la suite des opérations de constitution de la propriété auxquelles il nous faut revenir pour signaler d’autres inconvéniens encore plus graves.

Lorsque les travaux de délimitation d’un douar sont approuvés par le gouvernement général, le service des domaines prépare, dans chaque département, les titres de propriété à remettre aux ayans droit et les tient à leur disposition. Alors commence à apparaître la vanité de cet immense travail ; bon nombre d’indigènes ne retirent jamais leurs titres des bureaux du Domaine, et d’ailleurs la plupart de ceux qui remplissent cette formalité n’en comprennent pas la portée ; ils emportent la pièce qu’on leur remet avec le respect qu’ils professent pour tout papier timbré, sans essayer de comprendre ce grimoire. Que leur importe, en effet, la propriété individuelle ou familiale, collective ou privée ? Ils ont bien vu pendant des mois entiers quelques Européens pourvus d’instrumens bizarres parcourir leurs terres, y planter des bornes et leur poser force questions auxquelles ils ont répondu selon leur intérêt et non selon la vérité ; ou leur a bien dit qu’ils devraient désormais cultiver tel ou tel terrain et renoncer à celui qu’ils occupaient depuis leur enfance ; puis, tout est rentré dans le calme, les Européens ont disparu et les choses ont repris leur cours normal ; deux ou trois ans se sont passés sans qu’ils aient rien changé à leurs habitudes, quand un jour on les mande pour leur remettre un papier timbré. Ils le reçoivent, le plient sans le lire, retournent cultiver leur champ, ne comprenant pas tout ce remue-ménage qui n’a servi à rien, car, si l’indigène accepte son titre, en fait il n’a jamais changé de propriété et continue, après comme avant, à cultiver le même lot de terre. Cependant, pressé quelquefois par la nécessité, ou conseillé par un agent d’affaires véreux, il pense que ce papier vaut quelque argent et songe à le négocier ; pour peu que ses prétentions soient raisonnables, il trouve vite un acquéreur, et celui-ci se rend sur place pour prendre possession de sa nouvelle propriété. Il y trouve installée une famille qui n’est point celle de son vendeur, et qui proteste qu’elle ne veut pas quitter la place, parce qu’elle l’occupe de temps immémorial ; aussitôt l’appareil judiciaire est mis en mouvement et on procède à l’expulsion, on