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la place infime de l’homme dans la nature, et montré l’anéantissement final comme but et terme de nos peines et de nos douleurs. En entendant ces rudes vérités, l’homme se passe la main sur le front comme un fiévreux qui s’éveille et il contemple avec désespoir les débris de son rêve. Il maudit cette science qui le désole et il répète avec le Sage de l’Ecclésiaste : « Où il y a abondance de science, il y a abondance de chagrin, et celui qui s’accroît de la science s’accroît de la douleur. » — C’est là le sentiment des grands désespérés de la vie. — Les améliorations matérielles dues à la science sont, pour eux, de nul prix : leur éclat ne fait que l’aire ressortir plus rudement leur néant moral. — La vie est un non-sens, dit Tolstoï dans ses Confessions… « On peut vivre seulement pendant qu’on est ivre de la vie ; mais, lorsqu’on se dégrise, on ne peut se dissimuler que c’est une supercherie dérisoire… Y a-t-il un but dans la vie qui ne se détruise point par la mort inévitable qui m’attend ?… Moi aussi, j’avais vécu jusqu’au moment où je m’étais inquiété du sens de la vie… J’avais vécu, travaillé, marché en avant, et j’étais arrivé à un abîme ; et il n’y avait rien devant moi, excepté la disparition : c’était le vide, l’anéantissement absolu. Je ne pouvais plus donner aucun sens raisonnable à aucune action de ma vie… Nos sciences, l’art, les perfectionnemens des agrémens de la vie ne sont que des trompe-l’œil pour donner le change à nos aspirations morales, comme la médecine et l’hygiène pour tromper les exigences de notre nature physique… Dès ma première jeunesse, les sciences spéculatives m’intéressaient beaucoup. Dans la suite, les sciences mathématiques et naturelles m’attirèrent aussi, et je me contentais de ce semblant de réponse que la science peut donner ; je me disais : tout se développe, se différencie, marche vers la complication et le perfectionnement, et il y a des lois qui guident celle marche. Toi, tu es une partie de ce tout… Malgré la honte que me coûte cet aveu, il y a eu un temps où j’avais l’air de me contenter de cela. Mes muscles grandissaient et se fortifiaient. Ma mémoire s’enrichissait. Ma capacité de pensée et mon intelligence s’étendaient. Je croissais : et, sentant celle croissance en moi-même, je croyais que c’était dans la loi de l’univers que se confondait la loi de mon être. — C’était l’ivresse de la vie. — Mais le temps est venu où ma croissance s’est arrêtée. Je sens que je ne nie développe plus et même que je me réduis. Mes muscles s’affaiblissent. Mes dents tombent,