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lectures publiques ; et il est probable que Tacite a suivi la mode régnante. « Avant de livrer un ouvrage au libraire pour qu’il le fil copier et le répandît, on le lisait à ses amis, à ses connaissances, devant un cercle de lettrés convoqués pour l’entendre. C’était une façon de tâter l’opinion et, en l’absence de toute autre publicité, d’attirer l’attention sur lui. Beaucoup n’y cherchaient qu’une satisfaction de vanité, mais les auteurs sérieux y trouvaient un moyen de consulter des gens éclairés sur les défauts qu’ils y avaient laissés, ce qui leur permettait de les corriger avant l’édition définitive. Il est naturel de croire que Tacite en avait usé comme beaucoup d’autres. » Les lectures publiques entre autres défauts avaient celui-ci, que l’auteur pour se faire écouter d’un auditoire de gens du monde, souvent ennuyés et distraits, était obligé de songer sans cesse à réveiller leur attention. Une règle ici prime toutes les autres, et elle est l’essence même du genre : c’est celle qui veut qu’on sacrifie sans cesse à l’effet. Il faut des morceaux de bravoure, des portraits, des scènes et des traits brillans qui enlèvent l’applaudissement. Ce souci de l’effet se devine à chaque page dans l’œuvre de l’historien des Histoires et des Annales et ne peut manquer d’y déranger l’harmonie et la tranquillité des lignes.

Tacite est peintre. Suivant le mot de Racine, c’est le plus grand peintre de l’antiquité. Il ne se contente pas de raconter, comme faisaient ses prédécesseurs, et de donner à la narration un tour oratoire Il veut que la scène devienne sensible à l’imagination, visible aux yeux. Il se met en quête de détails pittoresques et les arrange en tableaux. Son art est ici admirable. On n’oublie plus pour les avoir lus une fois les plus frappans de ces tableaux. On revoit l’attitude et les gestes des personnages, l’expression de leur visage, et aussi le décor où ils se meuvent, le détail de mobilier, l’aspect de nature qui complète la scène. C’est, au retour des cendres de Germanicus, la veuve du mort portant dans ses bras et présentant à la foule respectueuse l’urne funéraire. C’est, lors de l’empoisonnement de Britannicus, cette joie du festin qui reprend aussitôt parce que les convives ont lu sur le visage impassible de Néron la volonté du maître. Ce sont, la nuit de l’assassinat d’Agrippine, ces étoiles qui brillèrent au ciel, comme si les dieux avaient voulu éclairer la scène du crime et convaincre le coupable !

Tacite est poète. Il l’est d’abord par ce don d’évocation pittoresque du passé, et par ce talent qu’il a de ressusciter les individus et de les dresser vivans devant nous. Il l’est ensuite jusque dans son style