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très froid ; le vent souffle avec rage et les pétales de fleurs volent en tous sens, s’enfuient dans les airs devant cette transformation du vieux Japon modernisé.

Dans une sorte de grand hangar où un lunch par petites tables est préparé, l’Empereur, l’Impératrice, les princesses s’arrêtent et le corps diplomatique défile pour les saluer. Un interprète dit quelque chose ; on s’incline plusieurs fois, très bas ; l’Empereur fait : « Hun ! hun ! hun ! » l’Impératrice ne dit rien du tout. La princesse K…, qui sait l’anglais, dit quelques mots à Mme de B… Elle se souvient que son mari a été autrefois reçu chez elle et remercie.

Maintenant on est assis et on mange. On sert des truites, des viandes froides, du foie gras, des gâteaux, du Champagne, des glaces. A une grande table isolée, au bout de la salle, les personnages princiers sont assis, ne prennent rien. Ils en ont assez. L’Empereur fait signe qu’on reste, qu’on continue à manger, qu’on ne se dérange pas, et il file avec sa suite. L’Impératrice, maintenant, ravie que ce soit fini, est presque dégelée. C’est en faisant de tous côtés des petits saluts gracieux qu’elle passe au milieu de nous. Et devant cette scène où il y a de la grandeur et du grotesque, de vieux usages et des modernités, un amalgame bizarre de choses disparates, juxtaposées sans être mêlées, on ne peut s’empêcher d’évoquer le temps où le Japon n’avait ni télégraphes, ni chemins de fer, ni cuirassés, ni dettes, où cette même fête se produisait au même endroit, à la même époque, sous les mêmes cerisiers en fleurs, mais où les femmes étaient vêtues de ces vêtemens de rêve qu’on ne voit plus aujourd’hui que dans les musées ou les temples. Alors, quand le Mikado passait, fils du Soleil, l’égal d’un Dieu, nul parmi les foules prosternées ne devait entrevoir son visage, sous peine d’avoir la tête tranchée sur place par le sabre d’un samouraï.


NIKKO

C’est une bien jolie vue que celle dont on jouit des fenêtres de l’hôtel de M. Kanaya à Nikko. Ma chambre proprette et blanche, — comme toute chambre japonaise, — donne sur une vérandah vitrée qui fait face à la Sainte Montagne. A mes pieds, très bas dans le fond, coule un torrent dont le bruit monotone me berce le jour, m’endort la nuit. Je perçois même, arche