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vigoureux a la pudeur. Mais ses sentimens mêmes sont à la fois plus simples et plus complexes que les nôtres ; et il faut, pour essayer de s’en rendre compte, les rapprocher des sensations de l’enfant.

D’abord, sa faculté d’illusion diffère de celle que l’éducation nous a donnée en ceci que, tout en se laissant facilement absorber par le jeu scénique, il ne s’efforce jamais d’oublier, comme nous, qu’il s’agit d’un jeu. Notre volonté aide beaucoup à l’artifice ; plus nous sommes accoutumés aux conventions théâtrales, plus nous avons besoin de tromper notre imagination, pour qu’elle y reste crédule : et c’est en nous suggérant fortement d’admettre pour réel le spectacle, que nous arrivons à nous en créer la foi. Nous fuyons tout ce qui peut nous éveiller de ce demi-rêve et risque de détruire l’harmonie de nos impressions, en nous rappelant qu’elles ont une origine factice. Un esprit ignorant et ingénu ne fait pas cet effort ; il n’a pas acquis cette habitude. L’illusion lui est spontanée et facile ; elle n’est pas gênée par le sentiment latent qu’il s’agit d’un jeu. Il passe sans aucune peine, plusieurs fois de suite et presque dans le même temps, de la vie imaginaire créée par le spectacle à la vie réelle, où un incident quelconque suffit à le rappeler : cependant son plaisir n’en est pas détruit. De même l’enfant qui joue avec sa poupée et la transforme en une personne vivante, en une petite fille malade, une dame en visite, etc. ; la suggestion qu’elle se crée est si forte qu’elle ne diffère guère d’une véritable hallucination. Cependant si quelque chose ou quelqu’un lui rappelle qu’il s’agit d’un être de bois et de carton, l’enfant le constate sans aucune peine (ne l’ayant pas, à vrai dire, oublié), rentre un instant dans la vie réelle, puis retourne immédiatement à sa fiction, et ressaisit le fil de son existence idéale, comme s’il ne l’avait jamais senti brisé.

Cette même manifestation du rire a donné à penser à plusieurs observateurs un peu superficiels que le public populaire, très sensible à la comédie, ne l’était guère au drame, et que, considérant des spectacles de ce genre comme une fête, il aimait mieux y trouver un sujet de grosse gaîté que des émotions tristes ou graves.

Nous l’avons dit : les déclarations sonores de ceux qui revendiquent aujourd’hui pour le peuple la faculté de sentir les grandes œuvres et le droit d’être « initié à la Beauté, » ne peuvent nous faire oublier que le goût de la masse l’entraîne