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bienheureux ? Vois-tu celui qui t’aime ici-bas prosterné ? Entends-tu les sanglots qui déchirent sa poitrine[1] ?… »

Comme si, hors de l’enfer d’ici-bas, sa Béatrix l’avait conduit au seuil du Paradis, l’idée d’un monde meilleur demeure en lui et le console. Deux mois plus tard, il écrit à sa plus fidèle amie, Mrs Dunlop : « Là, je retrouverais mon vieux père, maintenant à l’abri des coups d’un monde mauvais contre lequel il a si longtemps et si bravement lutté. Là, je retrouverais l’ami, l’ami désintéressé de ma jeune vie, l’homme qui se réjouissait de me voir, parce qu’il m’aimait et pouvait m’être utile… Là, avec une angoisse muette d’extase, je reconnaîtrais ma Mary perdue, ma toujours chère Mary, dont le cœur était chargé de vérité, d’honneur, de constance et d’amour. » Ne dirait-on pas que l’âme du poète se détache de la terre et y laisse seulement le corps misérable, la vie perdue ?… Voici venir les plus mauvais jours.

Avec l’Excise, commencent pour Burns une série de fatigues auxquelles de plus robustes que lui eussent à peine résisté. Sur le territoire, très étendu, de sa division, il va par tous les temps, faisant au moins 200 milles à cheval chaque semaine. Il rédige des rapports, des procès-verbaux, requiert devant le tribunal, porte ses versemens au bureau de Dumfries. Ses lettres ne révèlent plus que lassitude, usure des forces et de la volonté. « Je vous aurais écrit plus tôt, mais je suis tellement bousculé et fatigué par mes affaires de l’Excise que je puis à peine rassembler assez de résolution pour faire l’effort d’écrire à qui que ce soit (novembre 1789). » — « Je suis harassé de fatigue à en mourir (février 1790). » Il accomplit ses fonctions avec répugnance : « L’heure est venue où il me faut assumer l’exécrable office de rabatteur vers les limiers de la justice… » — « Je suis un misérable diable harassé, usé jusqu’à la moelle par le frottement de tenir le nez des cabaretiers sur la meule de l’Excise (août 1790). » En même temps, la ferme délaissée devient une affaire ruineuse. Burns se débat de nouveau contre la gêne qu’il croyait avoir conjurée. Les tracas et les angoisses achèvent de miner son âme aussi surmenée que son corps. La tristesse entre par toutes les brèches ; et déjà s’annonce l’effondrement de cette existence, parmi les faiblesses et les fautes.

Le métier de Burns lui donnait de perpétuelles occasions de

  1. To Mary in Heaven.