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forcera la main. Anstett le dit, rudement, à Cobenzl, en janvier 1804 : « Ni parenté, ni aucun lien n’empêchera la Russie de convenir de la façon dont, en cas de guerre, nos armées devraient opérer en Allemagne, c’est-à-dire, imiter les Français dans leur façon de vivre aux dépens du pays, et employer la force pour entraîner tout le monde dans notre parti. C’est surtout vis-à-vis du roi de Prusse… » Il ne faut pas négocier avec la Cour de Berlin, ne pas même lui parler d’avance, mais, lorsque les troupes russes seraient au moment de fondre sur son pays, « ne lui laisser que l’alternative d’être avec les deux cours impériales ou avec la France, sans admettre sa neutralité. »

A Pétersbourg, Czartoryski, adjoint au ministère des Affaires étrangères, titulaire en février 1804, dressa un plan de pacification. « Ce plan, dit-il, contenait des points qui se reproduisirent chaque fois qu’il fut question de reconstituer la carte de l’Europe. Soit du côté de l’Allemagne, soit du côté des Pays-Bas ou de l’Italie, on est revenu mainte fois à ces idées… Elles devaient se reproduire, étant dans la nature même des choses. » En ce qui concerne la France, l’accord s’établit de soi-même avec l’Angleterre. Pitt avait jeté ses idées sur le papier dans les derniers mois de 1803. Elles consistaient à refouler la France dans ses anciennes limites et à l’y « enchaîner » par de fortes barrières. C’étaient précisément les vues de la Russie. Les choses en étaient là quand survint le tragique incident du duc d’Enghien. Il ne décida ni la rupture entre la Russie et la France, qui était presque consommée, ni l’alliance entre la Russie et l’Angleterre, dont les premiers nœuds étaient formés, depuis juin 1803, mais il fournit à la Russie, pour briser avec la France et passer ouvertement à l’Angleterre, un beau prétexte de droit public, de justice et de générosité.

Bonaparte se fit empereur ; il reçut la consécration du peuple français par le plébiscite, et celle du pape par les onctions. Il se crut un instant inattaquable, protégé contre les révolutions populaires par le plébiscite et, par le sacre, contre les coalitions des rois. Il devenait l’un d’entre eux, et le peuple s’incarnait en lui ; mais le peuple se reprend toujours, les rois ne se donnent jamais. Napoléon, qui, pour son compte, n’y croyait guère, attribuait à la cérémonie du sacre une mystérieuse influence sur l’âme des autres ; une religion pour le peuple, un sacre pour les princes ! Il se trompa toujours sur l’état d’âme et les vertus