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assez dire combien sa lecture est faite pour nous rendre estimable l’éminent et pieux moine qui en est l’auteur.

Le principal objet de l’étude du père Cuthbert est de protester contre une légende où nous ne sommes que trop portés à croire, sur la foi des biographes même les plus enthousiastes du Pauvre d’Assise, et qui tend à séparer la personne de celui-ci de son œuvre.


L’habitude a été, durant des siècles, de faire peu de cas des frères mineurs ; et, de nos jours encore, où l’histoire de saint François recommence à conquérir l’admiration universelle, l’ordre qu’il a fondé est tenu en pitié ou en mépris, comme une véritable trahison à son idéal. François, le simple mendiant d’Assise, se contentant d’un manteau rustique, d’une cellule de branchages, et d’une croûte de pain, n’ayant pas d’autre livre que le crucifix, on se plaît à nous le représenter en de vives couleurs, détaché sur un fond sombre où des moines franciscains s’entassent dans des maisons bien bâties, remplissent les cours royales et les châteaux des nobles, enseignent dans les universités, et font la chasse aux riches héritages. C’est là une peinture non seulement contraire à la vérité historique, mais qui, en outre, atteste un manque singulier de compréhension philosophique. Les auteurs des meilleures Vies de saint François nous parlent du saint comme d’un phénomène absolument isolé de son temps et de son milieu : tandis que, en réalité, saint François et son ordre ont été le résultat légitime et direct de deux grandes forces dont l’existence apparaît aussitôt à quiconque considère d’un peu près la vie du moyen âge : le nouvel esprit social qui était en train alors de se substituer à la féodalité, et le nouvel esprit religieux qui, depuis cent ans déjà, s’était développé dans la chrétienté.

Car rien n’est plus injuste que de considérer uniquement, dans l’étude du XIIe siècle, les tendances mondaines d’une partie de l’Église à cette époque : derrière cette façade mondaine, dans l’âme profonde du peuple, fermentait au contraire une vie spirituelle d’une ardeur extraordinaire. Une piété nouvelle se formait, dont le caractère dominant consistait à voir dans l’humanité du Christ la révélation de sa divinité, et, par suite, le modèle de toute vie chrétienne… Au lieu de la puissance et de la majesté du Christ, ce qui touchait de préférence les âmes, à présent, c’était la bassesse de sa condition et son humilité. Le peuple tout entier, avec saint Bernard, regardait « le chemin de l’humilité » comme le plus sûr de ceux qui conduisaient à la vie éternelle. Et l’humilité signifiait non seulement l’abaissement de l’homme à ses propres yeux, mais l’imitation de la façon dont le Christ s’était humilié, au cours de son existence terrestre. L’homme vraiment humble, suivant le mot de saint Bernard, devait être pur de cœur, tout péché étant une espèce d’arrogance ; il devait être rempli de compassion et d’amour pour ses frères, « de telle sorte que le plaisir de ceux-ci devint son plaisir, et leurs maux ses maux. » Tel était, en résumé, ce mysticisme du moyen âge qui a renouvelé et sauvé la vie spirituelle de la chrétienté. Il cherchait à suivre de près les pas du Christ sur la terre, afin de posséder ensuite le Christ dans l’éternité. Son principe le plus actif était l’amour personnel de