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horreurs de la faim et de la soif. « Depuis huit jours, écrivait le 19 juillet Vedel au général Belliard, je n’ai pas eu un morceau de pain à donner à ma troupe ; j’ai fait distribuer il y a cinq jours le reste de mon biscuit, il y en avait à peine pour deux jours. Le soldat a vécu de citrouilles, de concombres et de quelques chèvres qu’on a ramassées dans les montagnes. » Il traînait avec lui plus de 2 000 malades ; dans une marche de nuit, il laissa en arrière 800 hommes qui furent égorgés par les Espagnols. Dans un tel état d’affaiblissement, avec des soldats si épuisés, il aurait réussi difficilement à atteindre les défilés de la Sierra Morena où une cinquième division espagnole l’attendait pour l’écraser.

Et cependant c’était l’unique chance de salut. Beaucoup d’hommes seraient certainement restés en route, mais beaucoup aussi auraient passé à travers tout pour rejoindre le quartier général, comme le firent des groupes isolés. Ce que quelques centaines d’hommes ont pu faire, des milliers d’hommes l’auraient tenté avec plus de chances de succès.

La question du corps de Vedel écartée, aurait-il été possible à Dupont de ne pas capituler ? Le lieutenant-colonel Clerc rappelle à ce propos l’exemple que donna le maréchal Soult dans la campagne de Portugal, un an après Baylen. Une série de malheurs, une pointe audacieuse de l’armée anglaise, l’abandon d’un poste qu’il croyait occupé par un de ses lieutenans, l’avaient acculé à une situation en apparence désespérée. Sur sa droite et sur sa gauche, des masses ennemies convergeaient pour l’envelopper par derrière. Il ne lui restait d’autre issue qu’un étroit sentier de montagne. Déjà il entendait dire autour de lui qu’il n’avait plus qu’un parti à prendre : capituler. « J’en connais un autre, répliqua-t-il énergiquement. Que chacun fasse son devoir comme j’en donnerai l’exemple, et je garantis que je ramènerai l’armée en Espagne. » Il la ramena, en effet, après avoir fait sauter son artillerie et brûlé ses bagages.

On comprend très bien le sentiment d’humanité et de pitié qui peut troubler jusqu’au fond du cœur le commandant d’une troupe, même le plus brave, lorsque, après avoir fait des efforts désespérés, il s’aperçoit que ses moyens de résistance sont épuisés, qu’il ne lui reste plus qu’à laisser massacrer ses soldats ou à se rendre. S’il se rend alors, ce n’est point par lâcheté, c’est pour sauver la vie de ses hommes. Encore faut-il qu’il soit assuré de