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baisse sur son cheval pour regarder par-dessous la ramure d’un arbre cette scène de nativité. Cela est étrangement chrétien comme cette statue de chevalier que j’ai vue à Rangoon inclinée devant trois grêles et rigides figures de femmes. L’homme se baisse un peu sur son cheval ; en silence, il regarde celle qui ne se sait pas regardée et dont le visage n’est tourné que vers son enfant, et ces gestes expressifs et retenus, cette scène muette, sont mystérieux exactement de la façon qu’aimèrent les préraphaélites anglais[1].

Mais à l’entrée de la petite cour où les fidèles s’agenouillaient autrefois devant l’autel et le jubé, cinq figures polychromes sculptées en haut relief expriment l’idée bouddhique avec une saisissante clarté. Celles-là, je les reconnais tout de suite : c’est le boddhisatva arrêté devant les apparitions qui lui montrent le mirage et la tristesse de la vie : un vieillard desséché, courbé sur son bâton, un lépreux dont la face est rongée, un cadavre en putréfaction. La cinquième figure représente un moine immobile, paisible, délivré ; en l’apercevant, le futur Bouddha apprend la voie de la sagesse, et qu’à l’universelle souffrance le remède est le détachement de soi. Dans la solitude sylvestre se dressent ces figures où ceux qui vécurent en ce coin d’extrême Asie ont laissé leur idée de la condition humaine.

La nuit tombée, nous errons encore dans ces religieux dédales. A travers les plafonds de la forêt filtrent à présent les rayons lunaires. Une clarté verte caresse dans les clairières les fins tapis des sensitives repliées, et les architectures étranges montent, légères comme les formes d’un rêve. Là-haut, dans cette brume de lumière, est-ce le feuillage qui superpose ses plans ou bien des ondes successives de fumée, arrêtées dans leur développement, immobilisées à jamais ? Comme tout est spacieux et sans poids, comme tout cesse de devenir et se suspend dans une attente ! La matière s’est muée en esprit ; on dirait que la forêt a fini de se dissoudre, que sous le geste et la méditation puissante des bouddhas s’est évaporée l’illusion des choses.

  1. A la réflexion nous est apparu le sens bouddhique de cette scène qui d’abord ne fait penser à- rien qu’à la visite d’un roi mage à la crèche chrétienne. Sans doute il s’agit du célèbre épisode suivant. Au moment de fuir son palais et de quitter le monde pour chercher la sagesse et devenir Bouddha, le prince Siddharta veut voir une dernière fois sa femme et son fils nouveau-né. Il les trouve endormis, « la main de la jeune mère sur la tête de l’enfant, » et les contemple sans les réveiller.