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accordé à la musique ; on pourrait se plaindre parfois qu’il lui refuse trop aussi. Il ne reconnaît d’influence et de beauté morale que dans les rythmes et les mélodies :


Dans l’ordre successif des sons aigus et graves, non dans leur production simultanée ; la consonance n’a pas de caractère moral (οὐϰ ἔν τῆ μίξει : ἀλλ’ ἡ συμφωνία οὐϰ ἔχει ἦθος).


Une telle restriction, — qui surprend le musicien moderne, — n’avait rien que de naturel, étant données les bornes de la musique antique. Deux élémens, le rythme et la mélodie, la constituaient presque tout entière. Elle ignorait, ou ne faisait que soupçonner l’harmonie et l’instrumentation, ces deux autres élémens dont l’apparition et le développement ont renouvelé, sinon renversé les conditions de notre art. Au point de vue de l’éthos instrumental, c’était peu de chose que des flûtes et des lyres. Il a fallu que l’orchestre moderne se formât, que la nature lui donnât, en quelque sorte, pour la mêler à notre âme, son âme tout entière, celle de ses métaux et de ses bois. Alors naquit la psychologie des timbres, dont l’étude aujourd’hui serait aussi vaste, aussi féconde que celle des rythmes ou des mélodies.

Quant à l’harmonie, si pauvre qu’elle fût alors (ne comportant jamais plus de deux sons), elle n’était peut-être pas dépourvue de tout pouvoir expressif ou sentimental. Aristote a beau dire que « la consonance n’a pas de caractère moral, » à peine l’a-t-il dit qu’il semble sinon se contredire, au moins se reprendre, et qu’il ajoute :


Nous prenons plaisir aux accords consonans, parce que la consonance est une fusion d’élémens opposés, ayant entre eux un certain rapport. Or, un rapport proportionnel, c’est l’ordre, que nous avons déjà dit être conforme à notre nature. Au reste, une substance mélangée est plus agréable qu’une substance pure ; surtout lorsqu’il y a pour la perception sensorielle une juste proportion entre les deux élémens opposés.


N’est-ce pas là consacrer, dans une certaine mesure, le caractère moral des consonances ? Que dis-je ! c’est en quelque sorte prévoir celui des dissonances elles-mêmes ; c’est deviner l’éthos futur de l’harmonie tout entière. On sait quelles en sont aujourd’hui l’étendue et là puissance, et qu’après le domaine ou l’ordre des notes successives, la musique a conquis et prodigieusement accru celui des notes simultanées. Qu’il soit de Palestrina, de Bach ou de Mozart, de Beethoven ou de Wagner, un accord, une