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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/216

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REVUE DES DEUX MONDES.
propre nature, on doit permettre aux virtuoses chanteurs qui se présentent devant un tel auditoire de produire des chants de cette dernière espèce[1].


Il est permis de s’étonner qu’Aristote ait fait une pareille concession. Elle implique du moins et nous rappelle une fois de plus la croyance à ce pouvoir moral de la musique, à cette correspondance entre les sons et les âmes, sur laquelle toute l’esthétique de la Grèce était fondée. Action psychologique, effets moraux, états d’âme, tels sont les sujets dont la connaissance était alors étroitement unie à l’étude technique de l’art. Le souverain bien que la musique devait procurer, suivant Aristote, aux auditeurs capables de la ressentir, la ϰάθαρσις (katharsis), était un bien moral, consistant dans une espèce de soulagement ou de délivrance de l’esprit. Enfin si l’on appela νομοι (nomoi) d’un mot qui signifie règles ou lois, certains morceaux de chant, et si ce fut parce qu’avant la diffusion des signes de l’écriture, les peuples primitifs avaient coutume de chanter les lois[2] ce fut peut-être aussi pour signifier et rappeler toujours que la musique possède une puissance expressive, une action morale, et qu’il peut, qu’il doit y avoir quelque chose de commun entre l’idéal de justice et l’idéal de beauté.

Les rapports de cette nature ont été trop souvent négligés ou méconnus par l’esthétique moderne. Une doctrine s’est formée naguère, qui ne tend à rien moins, soi-disant pour mieux honorer la musique, qu’à l’enfermer en elle-même et en elle seule. Sous prétexte de la purifier et de l’affranchir, il arrive alors qu’on la réduit, qu’on l’isole et qu’on la dégrade. En vertu de je ne sais quel idéal, qu’on nomme spécifique, d’un nom qui signifie personnel, égoïste et stérile, on défend à l’interprète, à la servante, à l’amie éternelle de l’esprit et de l’âme, de rien exprimer, servir, aimer d’autre qu’elle-même. On coupe en un mot la musique de toutes ses attaches non seulement avec la morale, mais avec la sensibilité, de toutes les racines que depuis tant de siècles elle a poussées au plus profond de notre cœur. C’est la théorie, funeste entre toutes, de l’art pour l’art. Elle a pu régner un temps, soutenue par de robustes et même par de glorieuses mains. Mais voici que d’autres mains se lèvent, qui la menacent et lui portent de rudes coups. De jeunes esprits s’ouvrent, ou se

  1. Politique, liv. VIII, ch. 7, cité par M. Gevaert.
  2. Problèmes musicaux, section G, probl. 28.