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Heureux celui qui est fidèle jusqu’au bout à la haute pensée de sa jeunesse ! Gardez-moi toujours ce coin précieux de souvenir où je me reprends dans mes ennuis et mes dégoûts trop mérités ; j’apprécie du moins ce que vaut l’asile de telles amitiés et ce qu’elles nous laissent d’espoir à l’horizon ; c’est un passé qui promet l’avenir[1]. »


Ce 19 janvier 1839.

« Mes chers amis,

« J’ai reçu vos deux lettres si pleines de bonnes choses, j’ai hâte d’y répondre. Votre lettre, cher Olivier, est allée à Delécluze, qui profitera des indications que vous m’y donnez et qui se mettra directement en rapport avec M. Neef. La vôtre, Madame, a été relue plusieurs fois depuis hier ainsi que le mot qu’y a joint Olivier. Vous êtes donc à Lausanne dans des troubles ecclésiastiques et académiques comme nous dans des intrigues politiques. J’y assiste en observateur très éveillé. J’ai, l’autre jour, dîné avec des doctrinaires : Rémusat, Piscatory ; hier soir, j’ai rencontré Duvergier de Hauranne, qui sonna la charge et qui sonne déjà la victoire. Je vais chez M. Molé entre deux, et Mme de Tascher m’a fait l’autre hier dîner avec le girondin ultra-gouvernemental, son frère. Je puis vous assurer que si jamais je fais ce roman politique qui sera le pendant de Volupté, et dont l’objet, sinon le titre, sera Ambition, c’est en ce moment ou jamais que je le fais, que je le pense : j’approfondis tous les jours mon cardinal de Retz sans avoir besoin de le relire. Mais pour écrire ce livre, mes chers amis, oh ! qu’il me faudrait du repos ! du loisir ! un nid ! Car, à part ces distractions du Balcon, ma vie actuelle n’est pas tenable. Pardonnez-moi de vous en parler. Avant tout, j’ai Port-Royal à finir, mes embarras d’argent étant extrêmes et tels que je ne pouvais plus aller comme cela, j’ai dû prendre un parti. Je me suis arrangé avec Renduel pour me donner le droit de mettre dans la Revue douze morceaux, tirés de P.-R., douze portraits ; la Revue me les payera ; mon double travail de livre et de revue ne fera plus qu’un, et je vivrai dessus. A partir de mardi, je ne vais plus sortir qu’au soir, je refuserai tout et

  1. On voit par cette lettre et celles qui la précèdent la place qu’Ad. Lèbre s’était faite dans le cœur et l’esprit de Sainte-Beuve. Nous lui consacrerons plus loin une petite notice à l’occasion de sa mort prématurée, car à peine avait-il eu le temps de donner toute sa mesure, qu’il fut enlevé à ses amis dans la fleur de son âge.