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pour toujours à jouer un rôle sur la scène du monde où les nations peuvent prouver leur vitalité et leur génie ? Pourquoi imposer à une nation cette abnégation éternelle ? Doutes et appréhensions ont, en dernière analyse, la même conclusion : la neutralisation d’un État est une combinaison académique qui n’est pas digne de l’attention des hommes d’État sérieux, et dont ils plaisantent plus ou moins ouvertement.

Il nous paraît inutile de réfuter en détail leurs critiques, parce que les faits les plus positifs en établissent suffisamment la légèreté. L’histoire de l’esprit humain dans son infatigable recherche de la vérité est là pour témoigner qu’on s’est moqué de tout, même des actions les plus héroïques et des vérités les plus incontestables. Citons-en un frappant exemple dans le domaine des relations internationales. En février 1780, l’impératrice Catherine II de Russie publia sa célèbre déclaration des droits des nations et du commerce neutre qui servit de base à la neutralité armée. La déclaration de l’impératrice provoqua, en Angleterre surtout, les protestations les plus énergiques, voire les plus belliqueuses. Le ministre d’Angleterre près la cour impériale, sir H. Harris (plus tard lord Malmesbury), ne fit entendre contre la Russie aucune menace et garda tout son sang-froid dans les pourparlers diplomatiques avec la « Sémiramis du Nord » et son ministre, le comte Panine. Mais lord Malmesbury s’amusait publiquement des « principes nouveaux » du droit des neutres « inventés » par l’impératrice et leur contestait la moindre force obligatoire dans les rapports internationaux. Il exulta lorsque la fondatrice de la neutralité armée, lui retournant évidemment ses railleries, qualifia elle-même de « nullité armée » l’alliance créée par elle : « Mon cher Ministre, dit-elle, ou à peu près, avec son fin sourire, au diplomate anglais, riez de ma déclaration ; appelez, s’il vous plaît, ma neutralité armée, une nullité armée. C’est tout de même un fait qui restera… »

La suite des temps a démontré que la « Sémiramis du Nord » avait raison : les principes de 1780 sont depuis longtemps entrés dans le code de droit international reconnu et pratiqué par toutes les nations du monde civilisé. C’est l’Angleterre elle-même qui, au congrès de Paris en 1856, prit l’initiative de la proclamation comme lois obligatoires et universellement reconnues des principes de la déclaration de 1780.