Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/714

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de crêtes aiguës, de pinacles, d’aiguilles, sillonné de vastes courans cristallins, qui aboutissent à la mer en larges falaises de glace. De ces courans figés, les plus remarquables sont ceux que les cartes désignent sous le nom des « Sept Glaciers » et qui occupent cette partie du littoral comprise entre la Baie du Roi et la Baie de la Madeleine. Ce panorama, qui défile pendant quatre heures sous nos yeux, est bien le plus saisissant de toute cette côte occidentale, qui offre tant de tableaux merveilleux. Qu’on s’imagine une succession de fronts de glaciers qui se rangent les uns à la suite des autres sur une étendue de 40 kilomètres, et dont les plus larges n’ont pas moins de 5 à 6 kilomètres. Je n’ai rien vu de plus grandiose, dans les autres parties du monde, que ces sept fleuves qui se précipitent des montagnes dans l’Océan, comme des cataractes subitement congelées, magnifique front de bandière qu’il nous a été donné d’embrasser d’un coup d’œil dans son prodigieux développement, jusqu’aux pics éblouissans de neige qui alimentent cette armée de glaciers géans.

A onze heures du soir, nous dépassons la baie de Hambourg dont l’entrée est marquée par des pics très déchiquetés. Il y règne une brume intense, et, selon toute apparence, la neige y tombe abondamment. Aussi bien, le capitaine Bade, qui avait encore jusqu’à ce moment des hésitations sur la route à suivre, et qui n’attendait que l’arrivée en ce point pour prendre son parti, décide-t-il que, dès cette nuit, nous irons au large, à la recherche du pack. Nous dépassons l’île des Danois, qu’enveloppe une auréole funèbre depuis le départ d’Andrée, puis l’île d’Amsterdam, située à l’extrémité nord-ouest du Spitzberg. Ces îles perdues sous le 80e degré de latitude sont d’un aspect farouche, sinistre, et l’on a peine à comprendre que les Hollandais et les Danois aient été assez audacieux pour s’y établir au XVIIe siècle, poussés par l’appât du gain que leur assurait la pêche de la baleine. On ne saurait imaginer un tableau plus sombre et plus sauvage que celui de ces hautes roches brunes qui tombent à pic dans la mer, trop abruptes pour retenir les neiges qui ne se montrent que par longs filons épars. Mais au loin, dans l’intérieur de la grande terre qui s’étend derrière les îles, apparaît une très haute cime, immense dôme tout blanc dans son manteau de neige, que frappent les rayons du soleil de minuit.


JULES LECLERCQ.