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cascades, qui ont à la longue creusé un lit, ou bien qui ont profité des sentes d’abord tracées par les caravanes ; tout le temps, dans l’obscurité de plus en plus noire, nous entendons l’eau clapoter sous les pieds bruyans de nos bêtes ; et les cris rauques des grenouilles se répondent de place en place. On a beau se suivre de tout près, on se perd constamment de vue les uns les autres, au milieu des monstrueuses pierres.

Nuit d’étoiles ; mais c’est surtout Vénus, étonnamment brillante, qui fidèlement nous jette un peu de clarté. À minuit, nous sommes déjà très haut, et, par de vagues sentiers qui penchent, qui sont glissans comme du verre, nous cheminons au-dessus et tout au bord, tout au ras des gouffres.

Pour finir, nous voici au pied d’une montagne verticale comme celle de la veille, avec les mêmes affreux petits escaliers en zigzags, aux marches branlantes. Nos chevaux tout debout, s’accrochant comme des chèvres, il faut recommencer pendant plus d’une heure la vertigineuse grimpade, l’invraisemblable course au Brocken, à travers la puanteur des mules mortes, échelonnées au flanc de cette muraille.

Comme hier aussi, nous avons la joie de l’arrivée brusque au sommet, la joie de retrouver soudainement une plaine, de la terre et des herbages. Nous avons gagné encore, depuis l’étape précédente, environ six cents mètres d’altitude, et, pour la première fois depuis le départ, une vraie fraîcheur nous ravit, nous repose délicieusement.

Mais la plaine de ce soir n’est qu’une longue terrasse, au pied d’une troisième assise de montagnes que l’on voit là tout près ; c’est une sorte de balcon, pourrait-on dire, qui n’a guère qu’une demi-lieue de profondeur : quelque ancienne fissure des tourmentes géologiques, peu à peu comblée d’humus, au cours des âges incalculables, et devenue un éden aérien, une petite Arcadie séparée du reste du monde. Nous traversons des champs de pavots, dont les fleurs, ouvertes dans la nuit, ressemblent à de grands calices de soie blanche ; ensuite des blés, que le soleil n’a pas encore mûris comme ceux d’en bas et qui, dans le jour, doivent être magnifiquement verts.

Au bout d’une heure de marche tranquille, des lumières apparaissent parmi des arbres et, dans le lointain, des chiens de garde se mettent à aboyer : c’est Konoridjé, le village où nous finirons la nuit ; on distingue bientôt les beaux dattiers qui l’ombragent,